Olivier Lafont n’en est pas à son coup d’essai. Historien, collectionneur à ses heures, son visage est un des plus connus du cénacle des experts en histoire de la pharmacie, discipline qui, contrairement à ce que l’on pourrait penser, est en constante évolution puisque régulièrement, étudiants ou membres de l’Académie nationale de pharmacie (dont notre auteur en est un éminent) retrouvent des écrits oubliés ou des histoires pharmaceutiques peu connues.
La science évolue elle-même sans cesse, comme le montrent, de manière particulièrement prégnante, ces deux dernières années. Dans quelque temps, il sera en effet nécessaire de produire les pages d’une histoire complète des vaccins ARN messager. Mais ce que notre temps présent, en proie aux questionnements nombreux sur les origines de certains traitements médicaux, nous enseigne, c’est que l’histoire de la pharmacie – et ne parlons même pas de celle de la vaccination ! - est méconnue, voire complètement ignorée du plus grand nombre. En livrer des éléments essentiels et précis n’est donc pas qu’un plaisir de passionnés, mais bien une mission. C’est en effet en revenant aux sources de l’aventure pharmaceutique qu’on pourra mieux en éclairer les défis actuels et les « conquêtes » comme le titre l’ouvrage d’Olivier Lafont, qui répondent à un temps long et ardu, et non à des découvertes éclair.
Président de la société d’histoire de la pharmacie, auteur prolifique d’articles et d’ouvrages spécialisés et responsable pédagogique du récent diplôme d’histoire de la pharmacie à l’université Paris-Descartes, Olivier Lafont avait déjà collaboré, en 2012, au beau livre (dont on avait rendu compte ici même) « Une histoire de la pharmacie, remèdes, onguents et poisons », publiée chez La Martinière sous la direction d’Yvan Brohard et d’Axel Kahn. Ce nouveau livre, également richement illustré, a moins l’aspect d’un livre d’art que d’un recueil didactique agréable, arpentant avec une remarquable précision historique, la chronologie de la profession. Plus historien qu’observateur du contemporain, l’auteur tend son regard délibérément vers les siècles passés, balayant majoritairement l’orbe temporel de l’Antiquité au XIXe siècle.
Une bibliothèque indispensable
Arc-bouté sur des sources minutieusement piochées dans de nombreuses archives, le propos s’ouvre sur les premiers recueils de formules de médicaments, fameux « antidotaires » du Moyen Âge, avant de s’appesantir sur les ouvrages de matière médicale les plus renommés, des papyrus égyptiens (dont le papyrus Ebers du XVIe siècle avant J.C) aux premiers jaillissements de l’imprimerie à la Renaissance et jusqu’aux célèbres pharmacopées du XVIIe et XVIIIe siècle qui tracent les grandes lignes d’une esquisse de pharmacie scientifique, au premier rang desquelles celles de Nicolas Lémery et Moyse Charas. La liste est longue et bien documentée.
L’auteur éclaire également une pharmacie plus méconnue, celle des campagnes où circulaient les ouvrages dits « charitables », rédigés en français – et non en latin - et riches de remèdes simples à fabriquer : remèdes de Madame Fouquet, Manuel des Dames de Charité, traité d’Helvétius ou dictionnaires portatifs. On apprend par exemple qu’en 1706, confronté à la trop grande détresse médicale de son peuple, Louis XIV décide d’une distribution annuelle de médicaments dans les campagnes, balbutiement d’une politique de santé publique. S’ensuivra quelques années plus tard l’organisation des hôpitaux. L’auteur explique bien le passage d’une pratique plutôt esseulée et empirique à une discipline bientôt régie par des lois dédiées - dont la loi du 18 avril 1803 entérine pour la première fois le monopole des pharmaciens pour la délivrance des médicaments. On sent l’habitude professorale. Le ton pédagogique déroule au fil des pages des intitulés et des contenus bien synthétisés permettant de recueillir en quelques lignes l’essentiel d’une histoire complexe.
Dans la boutique de l’apothicaire
L’un des mérites de l’ouvrage est de recenser les différents objets et ustensiles pharmaceutiques qui étaient à la disposition de l’apothicaire. Faïences, porcelaines, pots-canon, chevrettes, flacons de verre, mortiers, piluliers, alambiques, balances, silènes (boîtes en bois servant à la conservation des simples), ces dernières richement décorées sont toujours visibles dans certaines anciennes apothicaireries d’hôtel-Dieu, notamment celles d'Issoudun et de Troyes. On apprend par exemple que la forme du clystère serait née de l’observation par les Égyptiens du comportement des ibis qui s’injectent de l’eau du Nil par le fondement à l’aide de leur long bec pointu. De la même manière, sont décrits les divers visages des remèdes : tantôt cérats, opiats, onguents et électuaires en vogue, tantôt infusions, tisanes, vinaigres ou élixirs. On découvre ce que sont les trochisques (formes galéniques proches de la pastille) et les apozèmes (médicaments liquides résultant de la décoction de drogues végétales). Termes étranges, presque oubliés qui correspondent pourtant à un ancien savoir-faire thérapeutique.
Sous nos yeux, l’histoire des formes et des motifs des faïences prend aussi tout son sens. On comprend pourquoi les pots, auparavant nécessaires à la conservation des drogues sont petit à petit devenus de simples objets décoratifs. Derrière ce changement de destination sourd aussi l’évolution du métier. Et plus on avance dans la lecture, plus l’apothicaire prend l’habit du pharmacien. Un pharmacien qui, avant même d’être appelé apothicaire, fut affublé de plusieurs noms, selon les pays : rhizotomos (signifiant herboriste) en Grèce, pigmentaire à Byzance, pharmacopole à Rome… Les premières officines sur rue ouvrent sous les califats de Bagdad au VIIIe siècle, tandis que la première législation concernant les apothicaires semble être les Constitutions de Melfi dans le Royaume de Sicile au XIIIe siècle. La profession s’organise en France sous la forme de communautés dès le XIIe siècle. Bien plus tard, au XVIIIe siècle, le terme de pharmacien apparaît, avec dans la foulée la création d’un Collège de Pharmacie.
Des figures archétypales
Évidemment, impossible de faire l’impasse sur Hippocrate, Galien et Paracelse, figures emblématiques bien connues. On retrouve également la théorie des humeurs, la naissance de l’iatrochimie, la querelle des Anciens et des Modernes sur l’utilisation de l’antimoine, ainsi que la vogue de la thériaque. Notre historien s’y attarde, bien qu’on ait l’impression d’avoir lu ces histoires maintes fois. Plus intéressantes sont donc les mises en lumière d’une dynastie d’apothicaires, les six générations de la famille Geoffroy, ou bien la description de « la merveilleuse aventure de l’aspirine », ou encore le portrait de cinq apothicaires-chimistes du XVIIe siècle : Jean Béguin, auteur du premier ouvrage de chimie français, Nicaise Le Febvre faisant l’éloge de l’homme de laboratoire, Christophe Glaser, figure controversée, démonstrateur réputé de chimie au Jardin du Roi en même temps qu’intriguant sur la grande affaire des Poisons qui secoua la cour, Thibault, dit Le Lorrain, partisan de l’antimoine, Matte La Faveur, distillateur et démonstrateur de chimie à Montpellier et Paris, auteur d’une « Pharmacopée » et d’un « Traité des Drogues simples » qui firent référence. Enfin, l’ouvrage se termine par le portrait détaillé de trois grandes personnalités qui ont révolutionné la discipline : Antoine Augustin Parmentier, Nicolas Louis Vauquelin et Henri Moissan.
À mettre entre toutes les mains, des plus expertes ou plus novices, celles des étudiants, des passionnés ou des professionnels de la santé, cet ouvrage didactique est une introduction parfaite à l’histoire de la pharmacie et un beau cadeau sous le sapin.
Olivier Lafont, « Apothicaires & pharmaciens, l’histoire d’une conquête scientifique », John Libbey Eurotext, 2021, 44 €.