Beaucoup des qualités ou défauts personnels attribués à Jacques Chirac formaient une légende qu'il est maintenant urgent de replacer dans un contexte plus apaisé. Il était certainement dur en politique, mais extrêmement bienveillant à l'égard de ceux qui lui demandaient son aide et l'obtenaient sans la moindre contrepartie. De même, il laissait dire qu'il se comportait comme un hussard de la République, ce qui obérait sa grande culture, sa sensibilité, son immense curiosité pour les arts premiers, pour la société américaine avec laquelle il avait assez d'affinités pour en combattre les actes erronés et un amour pour le sumo japonais qui lui a valu tant de quolibets. Eh bien, aujourdhui, le sumo nous manque parce que nous n'avons plus un président pour s'extasier du spectacle qu'il offre. Il y avait chez Chirac une force physique, une spontanéité presque enfantine et cet enthousiasme pour la vie qui en a fait un séducteur remarquable.
Faut-il s'étonner que cet animal politique assez exceptionnel ait compté autant d'amis et d'adversaires ? Les alliances et renversements d'alliances dans lesquels il s'est souvent compromis résultaient certes de la férocité politique, mais traduisaient aussi sa capacité à concevoir et à réaliser brillamment un plan de carrière phénoménal. Qu'il ait quitté Valéry Giscard d'Estaing, qu'il ait préféré que François Mitterrand fût élu plutôt que Giscard réélu, qu'il se soit heurté à Édouard Balladur, puis à Nicolas Sarkozy ne l'ont pas empêché de créer un grand parti gaulliste assez ouvert aux autres droites et au centre pour obtenir une majorité.
Il ne faut pas oublier que Chirac s'inspirait de de Gaulle quand il s'est opposé à l'invasion de l'Irak par l'armée américaine en 2003 et qu'il avait raison. On a dit qu'il était plus pompidolien que gaulliste, mais il n'y avait rien qui ressemblât à Georges Pompidou quand il décida, avec une liberté personnelle et un courage éblouissant, de faire porter à l'État français la responsabilité de la rafle du Vel' d'Hiv' en 1942 et de la contribution de la France pétainiste à la Shoah. Initiative dont ni Pompidou ni Mitterrand n'ont jamais voulu entendre parler. Ce jour-là, en juillet 1995, quelques semaines à peine après son élection à la présidence, il avait déjà montré au monde entier que si lui était généreux, c'était parce que la France l'est aussi, ou a besoin parfois qu'on le lui rappelle.
Un chemin sinueux
Son chemin aura été particulièrement sinueux, si l'on se souvient qu'il a enlevé la mairie de Paris pour empêcher les giscardiens de l'avoir et qu'il a attendu patiemment qu'elle lui serve de tremplin vers la magistrature suprême. Il comprenait qu'on ne faisait de bonne tambouille politique que dans des marmites déjà pleines de contradictions. Donc la mairie de la capitale avant la présidence ; en janvier 1995, il semblait avoir perdu face à Balladur, voilà qu'il remonte la course et coiffe son rival au poteau, pur-sang imbattable, crack du sprint électoral. Il n'avait alors que 62 ans, mais il était assez jeune d'esprit, assez optimiste, assez confiant en lui-même pour se moquer des pronostics et, surtout, des sondages d'opinion.
Certes, il a fait campagne en 1995 sur une « fracture sociale » qu'il a su diagnostiquer mais pas guérir. Cependant, c'est son instinct de conservation plus que ses convictions qui l'a maintenu au pouvoir. Plus tard, Sarkozy l'a traité de « roi fainéant », en annonçant des réformes qu'il n'a accomplies que partiellement. Peut-être Chirac, non sans sagesse, a deviné, surtout après les grèves des dernières semaines de 1995, qu'il faut prendre son temps pour bousculer cette France revêche qui ne se laisse pas faire. Ou mieux : il n'a pas eu le cœur, comme Macron, de combattre son propre peuple. S'il était français, c'est parce qu'il était du terroir et son amour des agriculteurs (et des vaches) n'était pas feint. On comprend, dans ces conditions, qu'Alain Juppé, lui, n'ait jamais été tenté par la trahison et lui soit resté constamment fidèle.
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