« ON A VU beaucoup d’émotion chez les plus vieux visiteurs, certains avaient les larmes aux yeux en entrant ici, se rappelle Gisèle Zolli. Il en est encore venu un tout récemment pour me dire où était tel meuble. » Gisèle Zolli et sa fille Marie-Hélène, pharmaciennes associées au Trait (Seine-Maritime), ne s’attendaient pas à susciter une telle vague de souvenirs : elles avaient juste cédé aux sollicitations du maire pour que l’ancienne officine, toujours intacte, ouvre pour les Journées du patrimoine. Les Traitons ont revu la pharmacie de Jean Bailly, titulaire de 1930 à 1973, et de Gisèle Zolli, qui l’a gérée alors, avant de la racheter en 1975.
L’histoire du Trait est particulière, comme celle d’autres villages de France, profondément bouleversés en quelques décennies. En 1917, la France est en guerre, sa marine aux prises avec celle du Kaiser. Mais déjà on pense à reconstruire. Hippolyte Worms, issu d’une grande famille de banquiers et d’industriels, crée au Trait les Ateliers et chantiers de la Seine inférieure (le nom d’origine du département). À mi-chemin du Havre et de Rouen, baigné par la marée qui remonte la Seine au-delà de Rouen, le village borde une grande boucle du fleuve, large à cet endroit.
Le Trait compte alors 300 habitants. Ils seront 6 500 en 1962, dont 2 500 travaillent au chantier. La ville est créée et façonnée par le chantier. Celui-ci construit des maisons, toutes identiques, mais différentes pour les ouvriers, avec un lopin de terre, les agents de maîtrise et les directeurs. Dans un quartier s’installent les Italiens, ailleurs, les cabanes des Bretons. Le chantier possède l’épicerie, emploie le médecin. Le médecin de Caudebec-en-Caux, à 5 km, vient à vélo apporter les médicaments.
Jean Bailly, premier pharmacien.
Dès 1927, le chantier prévoit de créer une pharmacie, et construit une maison pour cela. Des meubles, tout en chêne et sculptés, sont achetés, sans doute à une officine faillie de Rouen. En 1930, Jean Bailly devient locataire des chantiers et ouvre son premier ordonnancier, que Gisèle Zolli possède encore.
La pharmacienne est la seconde titulaire de cette officine créée il y a plus de quatre-vingts ans, et a tout conservé de son histoire : les plans, établis dans le détail par les dessinateurs du chantier, le dessin d’exécution de l’enseigne officinale, et l’enseigne elle-même, toujours en place, une solide tôle de 1 cm d’épaisseur surmontée de deux pots, d’un mortier, et prolongée d’un caducée. Le dessin portait une croix, rouge !
« M. Bailly avait un préparateur, M. Letourneur, qui était délégué syndical du département. C’était des personnages, remarque Gisèle Bailly, ce qui explique l’intérêt et l’attachement encore réel des Traitons. »
Au cours de son histoire, le chantier naval construira deux cents bateaux, parmi lesquels des pétroliers, dont le Jules Verne, le plus grand méthanier d’Europe à l’époque, qui transportait le gaz algérien. Il lancera trente navires pour la Marine, dont onze sous-marins. Mais dans les années 1960 la navale connaît ses premières crises. En 1966, le chantier est absorbé par celui de La Ciotat (Bouches-du-Rhône), des licenciements s’ensuivent. De pertes de marchés en grèves, le chantier décline et ferme en 1972. Fin d’une épopée industrielle.
C’est l’histoire du Trait, un village tout en longueur, coincé entre la Seine et la falaise, et dont les maisons s’étagent en espaliers. Quinze ans après son installation, Gisèle Zolli avait fait construire une aile à sa maison pour agrandir et déplacer son officine. Elle avait pourtant gardé intacte l’ancienne officine, ses beaux meubles en chêne sculpté, ses comptoirs. Elle s’était installée dans la pièce. Sans le maire, la mère et la fille n’auraient pas imaginé rouvrir l’ancienne pharmacie. Il leur a suffi de redescendre les pots et le comptoir pour recréer le décor si familier de leurs concitoyens.
Rouvriront-elles l’officine pour le centenaire du chantier ? Que Gisèle Zolli en parle déjà suggère la réponse ! Quant à Marie-Hélène, « elle voudrait sanctuariser la pharmacie », affirme sa mère.
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