Exercer dans certains quartiers n’est pas toujours facile. Loin de là. Pierre et Christiane Tellier, pharmaciens à Corbeil-Essonnes (Essonne), ne savent pas combien de temps ils pourront encore tenir. Ni comment. Le couple, installé depuis 1990 dans le centre commercial du quartier de Montconseil, énumère : des vols à main armée, une agression au cran d’arrêt, des jets de pierre et des tags sur la vitrine, des coups de crosse soldés par 24 points de sutures, ou encore des menaces physiques. La dernière en date : « rafaler la pharmacie à la kalach et la cramer ».
Au total, le couple rapporte pas moins de vingt-cinq plaintes déposées en dix ans. Leur officine, placée en redressement judiciaire en 2011, reflète cet état d’usure. Face à ce climat de terreur, Pierre et Christiane se sentent seuls, à l’image de leur pharmacie, dernier vestige d’un service public qui a déserté depuis longtemps la place de Montconseil. Ce fut tout d’abord La Poste, puis le marchand de cycle attaqué deux fois, à moins que ça ne soit le libraire dont « la femme enceinte a été tabassée », et récemment l’hôpital voisin. Pierre et Christiane Tellier ne tombent pas d’accord sur la chronologie suivant laquelle les dix-huit locaux commerciaux se sont peu à peu vidés de leurs propriétaires. Mais une chose est sûre, il ne subsiste plus aujourd’hui qu’un café sans fenêtre, un coiffeur recyclé en épicerie sociale, une supérette, un restaurant ethnique et une boulangerie. La boucherie chevaline a été réhabilitée pour quelques mois en « Centre de rénovation urbaine », avant de baisser complètement le rideau.
Cette descente aux enfers que décrivent Pierre et Christiane Tellier n’est pas rare dans les quartiers dits « sensibles ». Mais d’après le couple de pharmaciens, la situation à Corbeil-Essonnes est aussi le fruit d’un clientélisme en place depuis de longues années dans la ville et qui aurait touché jusqu’à ces jeunes à capuche, postés non loin de la pharmacie et dont les pitbulls ne rêveraient que d’en découdre avec le terre-neuve des titulaires.
La violence latente durcit les positions. Pourtant, le couple de titulaires assure qu’ils ont encore le soutien de 70 % de la population. En 2008, alors que l’officine venait d’être caillassée, une manifestation spontanée avait même réuni les habitants du quartier. Aujourd’hui, nombre de ces soutiens ont fui, initiant un mouvement que les pharmaciens aimeraient suivre à leur tour. Mais à 70 ans, Pierre Tellier refuse la perspective d’échanger ses 120 m2 contre un local de 80 m2 dans le nouveau centre commercial. Et balaie d’un revers de main toute idée de transfert.
Rester rigoureux
Ailleurs, d’autres pharmaciens ne s’avouent pas vaincus et refusent l’engrenage des menaces, du vandalisme et des agressions. Transféré désormais en bordure des Tarterêts, un autre quartier sensible de Corbeil-Essonnes, Éric Vallmajo y a exercé pendant vingt-deux ans avec son épouse. Il n’a pas oublié les batailles rangées devant son officine qui opposaient CRS et jeunes, ni les feux de poubelles dans sa réserve. Mais tout est affaire d’attitude selon lui. « Si nous avons subi des violences à l’époque, jamais en revanche nous n’avons eu de problème avec des toxicomanes. Il ne faut en aucun cas céder et acheter la paix sociale en " s’arrangeant " avec les gens. En tant que pharmacien, nous n’avons pas à négocier mais à faire respecter la loi », insiste-t-il.
S’affirmer en professionnel de santé, en quelque sorte. C’est avec la même conviction que Jacques Besnier, également installé dans l’Essonne, a traversé quinze années d’exercice à Grigny 2. Seul sinistre à déplorer, le bris de son interphone de garde. « Pour bien y vivre, il convient d’adopter un certain comportement. Il faut être très droit, très rigoureux. Être dans le quartier comme au comptoir. Et surtout ne jamais dépasser les limites de sa fonction de pharmacien », explique le titulaire. C’est doté de ces principes que Jacques Besnier soigne les coups et les bosses de son quartier, mais laisse à d’autres le rôle de père ou d’éducateur. Cette règle stricte lui vaut d’être le seul à pouvoir s’aventurer après 20 heures dans les halls des immeubles du square Surcouf pour livrer quelques patients âgés. Il est le dernier professionnel de santé à pénétrer encore dans des zones où ne se rendent plus ni les policiers, ni les pompiers, encore moins les médecins.
À la porte de l’officine, les capuches retombent sur les épaules, automatiquement. « Ils me respectent car je connais ces habitants et leurs problèmes », martèle-t-il. Le titulaire, qui réalise 85 % de son chiffre d’affaires en ordonnances, a triplé son activité en quatorze ans, et emploie aujourd’hui 13 personnes, contre cinq autrefois. « L’exercice dans ces quartiers est possible, il faut en montrer les côtés positifs », assure-t-il, convenant que, à soixante ans, il aspire à finir sa carrière dans un environnement plus paisible.
Aider les gens
Installé depuis près de trente ans « dans la rue la plus pauvre de la ville la plus pauvre de France », Laurent Taleux est également de ces pharmaciens qui exercent en zone sensible. Dans la rue de l’Alma, à Roubaix, il échappe toutefois aux tours et barres d’immeuble. « Ici tout le monde a grandi dans un tissu social où les liens sont renforcés par les traditions familiales et la présence de nombreuses associations. Ils ont grandi en même temps que ma pharmacie et il m’est plus facile, au besoin, de hausser le ton », expose le pharmacien. C’est ainsi qu’il veille rigoureusement à ce que les limites ne soient jamais dépassées, reconnaissant être aidé en cela par sa stature (1,95 m). Son équipe de neuf salariés a suivi une formation pour faire face à l’agressivité : « Ils y ont appris les mots et le langage non verbal à adopter pour déminer les situations. »
Mais si les rideaux de fer empêchent les tags et le portique à l’entrée les vols à l’étalage, Laurent Taleux doit avant tout la longévité de son exercice à son intégration dans le quartier. Curieux de la diversité ethnique, il entretient depuis toujours une très forte proximité avec les habitants. Le titulaire, qui a donné des cours de cuisine au centre social, ne compte plus les invitations aux mariages, baptêmes et circoncisions où la présence du notable qu’est le pharmacien est considérée comme un marqueur social positif.
Laurent Taleux est sensible à la fidélité des jeunes qui repassent voir le pharmacien de leur enfance lors des visites à leurs parents. C’est ainsi que, sans renier ses principes de professionnels de santé, il accepte volontiers de dépanner. « Mon numéro de fax sert de correspondant pour la réception d’actes de naissance ou de décès en provenance d’Afrique du Nord, ou encore pour envoyer des papiers à la CAF. Il faut savoir aider les gens », conseille humblement le pharmacien. Il affirme travailler énormément, certes, mais pour un résultat qu’il n’aurait jamais atteint dans un autre quartier de la ville. Et d’ajouter, avec une pointe d’humour, « en revanche, il ne faut pas rechercher la tranquillité ». Inlassable, il se bat pour ouvrir, dans ce quartier en déshérence médicale, une maison de santé.
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