Au fond d’une petite cour pittoresque où coule une fontaine cristalline, l’entrée donne le ton. Un grand comptoir entouré de belles étagères en bois, elles-mêmes garnies d’une multitude de pots. Nous sommes à l’accueil-boutique du musée complètement habillé du mobilier d’une ancienne officine bâloise datant du XIXe siècle.
J’y entre seule. Aucun touriste ne s’aventure ici à moins qu’il soit bien informé. À moins de 15 minutes de marche, en ce mois de juin, l’effervescence se trouve ailleurs, dans les immenses bâtiments de la Messeplatz (centre des congrès) où grouille la foire internationale d’art contemporain. Grande messe annuelle du secteur du marché de l’art, Art Basel attire les collectionneurs et les fonds d’investissement du monde entier, venus arpenter les quelque 300 stands où se négocient des œuvres d’art à plusieurs centaines de millions d’euros. Échappée de ce tourbillon haut de gamme aux contours très élitistes, c’est avec un certain soulagement que j’arpente, comme dans un monde parallèle, les trois étages silencieux et ensoleillés de la maison dite « Zum Vorderen Sessel » (qui signifie « devant le siège ») au creux de la Totengässelein (« Ruelle des Morts ») dont la présence remonterait à 1296, date à laquelle elle abritait un bain public. Le parquet craque et les fenêtres crissent. Sous vitrines, flacons, mortiers et pierres précieuses sont affublés de vieux cartels en carton de langue allemande, probablement inchangés depuis des décennies. Il est donc recommandé de se munir de l’audioguide parfaitement bien fourni puisqu’il monte jusqu’à une centaine de numéros, autant dire que l’on peut passer plusieurs heures devant ces merveilles d’un autre temps.
Humanisme et médecine
Plus tard, cette demeure rayonnera à travers une autre activité puisqu’elle abritera au XVe et XVIe siècle une des plus importantes imprimeries de l’époque, qui accueillit Érasme en résidence de 1514 à 1516 puis Paracelse dix ans plus tard. Personnalités qui en firent un haut lieu de l’humanisme et de l’évolution de la médecine et des sciences, attirant aussi des illustrateurs et des graveurs réputés tels que Hans Holbein le Jeune, auteur de la célébrissime peinture des Ambassadeurs et de nombreux portraits de la bourgeoisie bâloise. Bien plus tard, c’est en 1924 que le musée de la Pharmacie y prendra ses quartiers. Il y a donc presque 100 ans, grâce à l’importante donation du pharmacien et professeur d’histoire de la pharmacie Josef Anton Häfliger. Sa collection exceptionnelle est restée dans la même forme muséographique, les nombreux objets étant classés selon un ordre encyclopédique propre aux anciens musées d’histoire et de société. Le charme opère immédiatement tant les vitrines grouillent de sang-de-dragon et d’encens magique et d’arsenic mystérieux.
Un incroyable cabinet de curiosités
On est accueilli par une corne de licorne, un crocodile et un poisson-lune, provenant d’une des plus anciennes pharmacies de Lucerne, nous rappelant que ces animaux réputés magiques étaient suspendus au-dessus ou posés à côté du comptoir du pharmacien. Les officines médiévales portaient d’ailleurs souvent des noms d’animaux dont les pouvoirs devaient conférer à la science pharmaceutique des vertus de guérison. La première grande salle consacrée à la materia medica décline quantité de substances, classées selon qu’elles sont végétales, animales ou minérales. Ainsi de la poudre d’araignée (contre les maux d’oreilles), des peaux de serpent (contre les maladies liées à l’âge), des flacons de graisse animale et humaine (qui servait d’onguent et de baume et qu’on allait chercher auprès des bourreaux…), des crânes humains (fortifiants et antiépileptiques), des bézoards et dents de mammouth (contre les maladies sexuelles et les empoisonnements), jusqu’à la pharmacie dite « de la crasse », à base d’excréments et d’urines…
Sans compter le sang-de-dragon donc, réputé pour soulager les menstruations, l’encens que l’on mâchait ou respirait, la mandragore, le bois de gaïac, l’ergot et les ballons pour les lavements au tabac, mais aussi les vers de terre contre les maux de ventre (leur forme entortillée rappelant celle des intestins), les glandes de castor contre les crises d’hystérie et les douleurs vasculaires, les cornes de cerf contre les troubles de l’érection… Autant de remèdes plus ou moins farfelus comme ces fragments de méduses broyées et d’hippocampes séchés, ces morceaux de corail rouge et blanc contre le mauvais œil ou bien utilisés en poudre contre les maux de dents ou cette série d’éponges qui nous rappelle qu’un scientifique avait mis au point un remède contre les goitres. D’autres vitrines s’intéressent au crapaud asiatique et aux huiles essentielles, conservées dans de minuscules petites fioles appelées « petites nonnes ».
Toute l’ancienne pharmacopée magique et intuitive est recensée dans ce musée complètement insolite dont les grandes vitrines consacrées aux amulettes sont fascinantes, à l’image des « images à avaler » de la vierge pour se protéger de tous les maux. L’histoire continue avec l’invention de l’homéopathie et les pharmacies de voyage, les petits scarificateurs à saignée et les anciens microscopes. On pourrait également citer les innombrables mortiers, bouteilles et piluliers, ou encore les ciseaux et les petites marmites. Le parcours se poursuit avec la reconstitution, dans l’ancienne chapelle du XVe siècle, d’un laboratoire d’alchimiste rempli d’ustensiles des XVIIe et XVIIIe siècles puis d’un véritable laboratoire d’apothicaire tel qu’il était aux alentours de 1800 avec chaudière en métal, cornue en verre, sabliers, mortiers, trébuchets, boîtes en étain et alambics.
Deux pharmacies entièrement boisées
À l’intérieur même du parcours de visite, on est surpris de voir deux magnifiques pharmacies entièrement conservées derrière une vitrine. La première, avec ses boiseries vert pâle, montre, à la manière d’une period room, une pharmacie dans le style Empire avec ses pots en faïence et son comptoir en bois jaune surmonté d’un portique doré richement ornementé où suspendre les ustensiles. La seconde, la plus belle, légèrement plus ancienne, est la magnifique pharmacie de la cour d’Innsbruck, datée de 1755, conservée dans un état extraordinaire. Faïences bleues et blanches, bois sombre, grands mortiers de bronze, placards et étagères moulurés sont impeccablement lustrés dans une immense perspective. Le voyage se termine dans la plus grande salle, saturée de majoliques italiennes et de faïences issues des plus célèbres manufactures. Albarello, chevrettes, pots canon, pot de monstre, de Delft, de Castelli, de Naples, de Faenza. Et même une assiette à confiserie rappelant que dans les pharmacies, les gourmandises sucrées étaient également vendues au comptoir. À peine sorti, on se dit qu’il faudra revenir car deux heures n’auront pas suffi à admirer toutes les curiosités du lieu.