Le chiffre varie entre 70 et 91 millions. Une statistique impressionnante car elle représente environ un tiers des consultations de médecins généralistes qui auraient pu être évitées en France en 2021, si la pharmacie avait joué son rôle de premier recours. Ce constat étonne peu Luc Besançon, délégué général de NerèS. Car, rappelle-t-il, actuellement « 28 % des visites en pharmacie sont déjà motivées par le premier recours. Ce sont des patients qui sollicitent leur pharmacien, non pas pour une ordonnance, mais bien pour une situation qui requiert un conseil, voire une orientation », constate-t-il, en précisant que cette prise en charge du premier recours équivaut à 1 h 10 de temps médical par jour et par généraliste, soit 16 jours par an !
Libérer du temps médical
« Au niveau européen, la moyenne est de 2 h 24. C’est dire si nous disposons d’une marge d’amélioration en France », poursuit le délégué général de NerèS. « Sur une année, un patient requiert quatre fois un soin de premier recours, et s’adresse au moins une fois à sa pharmacie. Pour la tranche d’âge des 20-50 ans, cette proportion pourrait même s’inverser », complète de son côté Christophe Wilcke, président de la commission pharmacie clinique et exercice coordonné de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF).
Libérer du temps médical pour le réinjecter dans l’accès aux soins. Tel est l’enjeu de la valorisation du rôle du pharmacien comme acteur du premier recours. Car il n’est pas question de se substituer au médecin mais bien de démontrer le potentiel d’une coordination interprofessionnelle. Encore faut-il que médecin et pharmacien disposent des modalités de fonctionnement, ainsi que des supports qui en assurent la traçabilité. Insistant sur ce besoin de cadre, Félicia Ferrera, vice-présidente de la Société française de pharmacie clinique (SFPC) et présidente de l’URPS pharmaciens PACA, signale ainsi que les conseils prodigués par les pharmaciens « ne sont qu’oraux », d’où une difficulté pour la profession de trouver sa place dans l’interprofessionnalité.
Les instances qu’elle préside ont tenté de combler cette lacune. Les sociétés savantes et les facultés ont été sollicitées pour produire des recommandations dans la prise en charge de la cystite. Dès le 1er avril, ces outils conçus sous forme de kit pourront être remis au pharmacien par le médecin. « Ce calendrier permettra que l’accès aux soins soit opérationnel dès le mois de juillet », expose Félicia Ferrera Bibas. Selon elle, ce modèle pourrait être généralisé et ouvrir de nouvelles perspectives. Il repose en effet sur l’adhésion des médecins qui ont compris, grâce à la crise sanitaire, que la pharmacie est un espace de santé de proximité.
Un besoin de traçabilité
De fait, renchérit Sonia Jouve, de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO), la gestion du Covid a eu raison de certaines réticences. « Les médecins urgentistes, par exemple, n’ont qu’une envie, que le patient soit pris en charge. » Certaines barrières ont été franchies avec les infirmiers, assure-t-elle, et même avec certains médecins. Selon la pharmacienne, cette confiance relève davantage d’un état d’esprit que d’une génération. Christophe Wilcke souligne la large amplitude du premier recours à l’officine. Celui-ci peut aussi bien mobiliser le pharmacien une dizaine de minutes « pour un conseil de lavage de nez » qu’une heure et demie, « lorsqu’il s’agit d’appeler le SAMU ». 7 à 8 millions de ces premiers recours en officine nécessite une réorientation, 1 % débouche sur un service d’urgences.
Ce large panel ne touche pas uniquement des clients occasionnels de la pharmacie, ni ne concerne une demande sporadique. « 20 % des patients en ALD formulent une demande en rapport avec leur pathologie », constate Christophe Wilcke.
Ces différentes configurations du premier recours, qui font appel à diverses expertises du pharmacien, interpellent les responsables de la profession. Valorisée auprès du patient, voire auprès des médecins, l’intervention du pharmacien n’est cependant suivie d’aucune délivrance, ni d’aucun acte (TROD, vaccination, téléconsultation…) dans un cas sur cinq. Aussi, de manière plus générale, les officinaux peuvent s’interroger sur l’usage qu’ils ont fait de 30 % de leur temps consacré au premier recours. Les pharmaciens ressentent logiquement ce besoin de traçabilité que seul un suivi en interprofessionnalité pourrait leur fournir. « Nous ne disposons d’aucun outil actuellement qui puisse effectuer une synthèse de la prise en charge, que ce soit une orientation à un autre professionnel de santé, ni la liste des produits que j’aurais éventuellement délivrés, ni même les conseils que j’aurais prodigués au patient. Je rêve d’un tel logiciel », interpelle Christophe Wilcke.
Lever les réticences
Bruno Maleine, président du conseil central de la section A (titulaires) de l’Ordre des pharmaciens, souligne un autre frein à la prise en charge du premier recours : le manque de ressources humaines. Dans ces conditions, pour continuer à pallier les conséquences des déserts médicaux, le président de la section A propose à ses confrères de coopérer. « Nous ne pouvons tous faire toutes les missions. En revanche, un titulaire peut opérer des transferts temporaires de patients vers un confrère qui assure une mission spécifique que lui-même ne réalise pas », conseille-t-il. Il ajoute que la notion de proximité, garantie par le maillage officinal, ne vaut pas seulement pour la localisation du point de vente « mais aussi pour les missions exercées par chacune des pharmacies ». Bruno Maleine fait ainsi référence aux pratiques développées pendant la crise sanitaire : la profession s’est organisée pour la vaccination Covid, dès qu’un pharmacien avait encore des doses, il en informait ses confrères. « La crise a permis d’échanger et de créer un réseau », se félicite-t-il, admettant toutefois que le code de déontologie, et plus particulièrement son volet communication, peuvent constituer un frein dans certaines situations.
La seule réserve émise dans cette approche de la prise en charge du premier recours est soulevée par John Pinte, président du Syndicat national des infirmières et infirmiers libéraux (SNIIL). « Plutôt que de recréer un réseau entre eux, l’infirmier appelle les pharmaciens – tout comme les autres professionnels de santé libéraux - à mieux travailler avec les intervenants autour du patient », met-il en garde. Cette défiance est mutuelle. La crispation des infirmiers, resurgie lors de l’extension de la vaccination, fait écho à l’attitude de certains pharmaciens face à des prescriptions émises par des infirmières de pratique avancée (IPA). « Nous n’avons aucun moyen d’en vérifier la recevabilité », déplore Bruno Maleine. Se défendant de remettre en cause les compétences des IPA, il incrimine uniquement un aspect réglementaire. L'occasion pour John Pinte de pointer cette absence de concertation entre les professionnels de santé concernés lorsqu'il s'agit de mettre en place de nouvelles missions. La vaccination en a été un parfait exemple. Mais selon lui, ce manque de coopération ne serait pas du fait – uniquement - des professionnels de santé. Raison de plus pour instaurer la confiance entre eux et pour appeler à la plus grande vigilance pour avancer ensemble, afin de ne pas « faire le jeu des pouvoirs publics ».
D'après une conférence organisée par « le Quotidien du pharmacien » à PharmagoraPlus.
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