Lutte anti-fraude : la CNAM compte sur les apothicaires

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Publié le 04/04/2024
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Les fraudes à l’assurance-maladie ont atteint de nouveaux records en 2023 : assurés, professionnels de santé et établissements sont tous concernés. L’organisme payeur entend poursuivre sa traque, poussé par un gouvernement déterminé. Avec l’aide des pharmaciens ?

Selon la CNAM, les professionnels de santé sont responsables en 2023 de 70 % du montant des fraudes détectées et stoppées

Selon la CNAM, les professionnels de santé sont responsables en 2023 de 70 % du montant des fraudes détectées et stoppées
Crédit photo : GARO/PHANIE

Quatre cent soixante-six millions d’euros. C’est le montant des fraudes à l’assurance-maladie détectées et stoppées en 2023, révélé par la Caisse nationale de l’assurance-maladie (CNAM) le 28 mars. « On a mis le paquet… et ça marche », avait lancé le Premier ministre Gabriel Attal le 20 mars en guise d’amuse-bouche, lors de la présentation du bilan intermédiaire de son plan, plus général, de lutte contre les fraudes sociales, fiscales et douanières. L’objectif initial de 380 millions d’euros pour l’année est donc largement dépassé et les préjudices atteignent un nouveau record.

60 millions d’euros de préjudice dus aux infractions commises par les pharmaciens

« Il faut accepter de briser un tabou. La fraude à l’assurance-maladie, la deuxième en montant, est dans sept cas sur dix à l’initiative d’un professionnel de santé, par la surfacturation ou la facturation d’actes fictifs », affirmait encore Gabriel Attal. Plus précisément, selon les chiffres de la CNAM, les professionnels de santé sont responsables en 2023 de 70 % du montant des fraudes détectées et stoppées, pour 330,2 millions d’euros. Un chiffre en hausse de 53 % par rapport à 2022. Mais ce que le Premier ministre n’a pas dit, c’est qu’en nombre, les professionnels de santé ne représentent que « 7 000 dossiers » sur les 27 000 comptabilisés pour l’exercice 2023, soit 25,9 % des fraudeurs, a évalué Marc Scholler, directeur délégué de l’audit, des finances et de la lutte contre la fraude à la CNAM : « En moyenne, pour les offreurs de soins et de services, c’est 47 000 euros de préjudice par dossier, à comparer avec les 14 700 dossiers d’assurés pour un préjudice de 91,1 millions d’euros (soit 6 200 euros par dossier, en moyenne, ndlr). » Les établissements de santé sont quant à eux à l’origine d’un préjudice de 45,1 millions d’euros (+ 39,2 %).

« Il est impératif de distinguer les erreurs commises par certains professionnels de bonne foi, des cas de fraudes volontaires à grande échelle, commises notamment dans des établissements dirigés par des non-professionnels de santé », répondent à Gabriel Attal Les libéraux de santé (LDS), intersyndicale regroupant 10 syndicats représentatifs des professionnels de santé libéraux dont la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), regrettant ainsi une stigmatisation des soignants. Et de poursuivre : « La fraude des professionnels de santé est en effet la plus “simple” à détecter grâce aux algorithmes mis en place par la Sécurité sociale. En outre, la complexité des cotations et les retards parfois observés dans la mise à jour des logiciels métiers favorisent les cas de fraudes non intentionnelles par les professionnels de santé. »

En tête du classement des fraudes par profession : les pharmaciens, avec un préjudice de 60 millions d’euros. C’est nettement moins qu’en 2022 (103 millions d’euros), du fait « du reflux des affaires en lien avec le Covid » et d’un recul des fraudes aux tests antigéniques notamment, explique l’assurance-maladie. « Mais là-dedans, il y a encore une quarantaine de millions d’euros liés au Covid, complète Thomas Fatôme, directeur général de la CNAM. Il y a un phénomène un peu particulier qui met les pharmaciens “en haut du podium” et qui a justifié des opérations de contrôle très importantes. Nous avons contrôlé plusieurs centaines de pharmacies en 2021-2022 sur des soupçons et sur des fraudes aux tests antigéniques qui ont été significatifs sur un certain nombre de pharmacies, et qui explique ces résultats très importants. » Ce sont « des queues de comète en 2023 de toutes ces procédures liées à la vaccination, sur les faux passes sanitaires et les fausses attestations de vaccination qui contribuent à ces chiffres », poursuit-il.

Les grands moyens

Par ailleurs, « nous avons détecté pour 11 millions d’euros de fausses ordonnances et repéré 5 millions d’euros de faux arrêts de travail sur Internet, a encore énuméré Gabriel Attal lors de la présentation de son bilan. De plus nous faisons la chasse aux fraudeurs en ligne », y compris pour la vente de fausses ordonnances et le trafic de médicaments.

Il y a un phénomène un peu particulier qui met les pharmaciens “en haut du podium” et qui a justifié des opérations de contrôle très importantes

Thomas Fatôme, directeur général de la CNAM

« Ce bilan est le résultat d’une stratégie anti-fraudes qui fait ses preuves, avec une accélération des contrôles et un renforcement constant des moyens humains et techniques », se vante l’assurance-maladie. Pour quels coûts d’investissement ? À cette question, le directeur général reste vague : « Ce n’est pas une dépense supplémentaire. L’ensemble de nos coûts de gestion diminue et nous choisissons d’affecter des moyens supplémentaires à la lutte contre la fraude. Et clairement, au regard des résultats que nous obtenons, ces moyens ont une rentabilité. »

L’assurance-maladie va donc poursuivre sur sa lancée. Elle veut recruter, à horizon 2027, 300 nouveaux agents pour lutter contre les fraudes (sur 1 500 actuellement) et forme 60 cyber-enquêteurs disposant de prérogatives de police judiciaire, qui seront opérationnels à compter du second semestre 2024 pour lutter contre les fraudes émergentes sur les réseaux sociaux, notamment.

Deux cartes en une

De son côté, Matignon a évoqué la mise en place d’un système permettant à l’assuré de signaler des frais de santé pris en charge à tort (d’ici 2025) et le renforcement de la coopération entre l’assurance-maladie et les complémentaires santé. Cette dernière mesure implique une modification législative. Mais la mesure « prioritaire » pour le Premier ministre, c’est la fusion de la carte nationale d’identité avec la carte Vitale. Annoncée en 2023 alors que Gabriel Attal était ministre délégué aux Comptes publics, cette fusion revient aujourd’hui sur le devant de la scène. Elle permettrait de lutter contre les prêts ou locations de carte Vitale pour bénéficier de soins pris en charge par l’assurance-maladie.

« On ne peut pas dire qu'il y avait un enthousiasme de l'ensemble des ministères à l'époque. Maintenant que je suis chef du gouvernement, il va sans dire que tous les ministères sont très mobilisés sur cette question, et donc on va avancer sur ce sujet-là », a justifié Gabriel Attal. Un sujet qui n’emballait pas non plus le directeur général de la CNAM à l’époque.

Dans un courriel du 3 avril 2023 adressé à la mission d’Inspection générale des affaires sociales (IGAS)/Inspection générale des finances (IGF) sur les évolutions de la carte Vitale et la carte Vitale biométrique, Thomas Fatôme faisait part de ses « très fortes réserves ». Le projet ne lui paraissait « répondre à aucun besoin » et pourrait « fragiliser le déploiement de l’application apCV », ajoutant : « Sa plus-value en matière de lutte contre la fraude reste entièrement à démontrer (…) et les montants de fraude susceptibles d'être liés à une utilisation frauduleuse de la carte Vitale sont minimes ». Une mission d’inspection générale a été diligentée et rendra ses conclusions dans les prochaines semaines.

Un deal dans les négociations conventionnelles ?

La détermination du gouvernement est donc « totale », et le Premier ministre a demandé à l’assurance-maladie d’aller « encore plus loin » en fixant une cible de 2,4 milliards d’euros de fraudes détectées entre 2024 et 2027 en intensifiant notamment la lutte contre les surfacturations et les dérives des centres de santé. Plus particulièrement, il a fixé une cible de 20 millions d’euros par an sur les ordonnances frauduleuses et le trafic de faux médicaments.

Pour l’aider, l’assurance-maladie entend embarquer avec elle les professionnels de santé. Elle en fait un axe de discussion dans les négociations conventionnelles en cours avec les pharmaciens. « L’assurance-maladie nous a dit l’importance qu’elle accordait dans la lutte contre la fraude, rapportait Pierre-Olivier Variot, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO) à l’issue de la réunion bilatérale du 19 mars avec la CNAM. L’assurance-maladie nous trouvera à ses côtés si elle nous donne les moyens financiers et les moyens techniques de le faire. Sans cela, nous ne le ferons pas. »

« La base de la demande de la Fédération, c’est une revalorisation des honoraires de délivrance. La base de la demande de l’assurance-maladie, c’est de lutter contre le mésusage et contre la fraude, complète Philippe Besset, président de la FSPF. Ce sont deux sujets différents mais deux sujets majeurs pour l’assurance-maladie. Le deal, si on y arrive un jour, sera autour de ce volet. » Dont acte.

Anne-Hélène Collin

Source : Le Quotidien du Pharmacien