Depuis maintenant 3 ans, Stéphanie*, une pharmacienne francilienne qui exerce dans un département de la Grande couronne, se démène avec son associé pour transférer son officine dans une commune de 700 habitants. Un village qui, en dépit de sa population modeste, compte sur son territoire l'un des plus grands hôpitaux d'Île-de-France. À proximité, trois autres localités, elles aussi peuplées de moins de 2 000 habitants, sont dépourvues d'officine. En se regroupant, elles dépasseraient le seuil de 2 500 habitants.
En théorie, elles pourraient détenir une pharmacie comme le prévoit l'ordonnance du 3 janvier 2018 relative à l’adaptation des conditions de création, transfert, regroupement et cession des officines de pharmacie, puisqu'elles atteignent le quota d'habitants. Cependant, une deuxième règle est venue se greffer sur ces dispositions. L'une des communes souhaitant s'associer doit en effet compter au moins 2 000 habitants pour que la création d'une nouvelle officine soit possible. Une épine dans le pied des maires franciliens concernés puisqu’aucune de ces communes n'excède 2 000 habitants. « Nous sommes dans un secteur où la population est en forte augmentation, mais si l'on divise la population par le quorum, le nombre de pharmacies est inférieur de 30 % à la moyenne nationale, explique Stéphanie. J'ai trouvé un local dans un pôle médical pour ouvrir cette pharmacie. À l’heure actuelle, l'officine la plus proche se trouve dans un très grand centre commercial. Ce n'est plus adapté aux besoins de la population, comme la crise du Covid l'a démontré. Les patients ont besoin de proximité. » Si rien ne change, Stéphanie ne pourra pas mener son projet à bien, ce qu'elle ne comprend pas. « Imposer ce seuil de 2 000 habitants c'est discriminer les communes rurales et périurbaines où la présence de pharmacien est plus qu'ailleurs indispensable », déplore-t-elle.
Un sénateur du Cantal s'engage
Le cas soulevé par cette consœur francilienne n'est pas isolé. Vézac, 1 200 habitants, à une dizaine de kilomètres d'Aurillac, la préfecture du Cantal, est une commune dynamique qui dispose de commerces de proximité, d'un cabinet infirmier et de kinésithérapeutes. Mais elle n'a pas de pharmacie, au grand dam de Bernard Delcros, sénateur (UC) du Cantal, qui avait exposé publiquement le cas de Vézac au Sénat le 14 février 2018. « Cette commune offre un ensemble de services pour un bassin de vie de 4 300 habitants répartis sur neuf communes contiguës. Elle a engagé la construction d'un bâtiment pour accueillir deux médecins et un pharmacien. Des candidats se sont d'ores et déjà fait connaître pour ouvrir cette pharmacie. Malgré cela, Vézac s'est vu refuser l'installation d'une officine au motif d'un nombre d'habitants insuffisant », déplorait-il alors.
Trois ans plus tard, la situation n'a pas évolué. « Vézac a été retenu pour faire partie du programme national, "Petites villes de demain". Un projet du gouvernement qui a notamment pour objectif de renforcer les services et l'offre de soins dans ces communes. Le nombre d'habitants ne fait pas partie des critères nécessaires pour intégrer ce programme. En revanche pour ouvrir une pharmacie, ce critère est déterminant, c'est totalement incohérent. Il faut regarder l'offre de services sur un bassin de vie et pas seulement la population d'une commune », estime aujourd'hui l'élu. Bernard Delcros rappelle que les règles en vigueur empêcheraient de nombreuses communes rurales dotées d'une pharmacie d'en ouvrir une aujourd'hui. En février 2018, le ministère de la Santé avait notamment répondu au sénateur que « de nouveaux leviers seraient mis en place pour soutenir le maillage officinal ». Un travail avait alors été amorcé par les équipes du ministère pour mettre au point les textes d'application de l'ordonnance du 3 janvier. Des textes qui devaient initialement être publiés à l'été 2018 mais qui, à ce jour… sont toujours dans les cartons. « Sans ces textes, l'ARS ne peut déroger au droit commun », regrette Bernard Delcros. L'élu du Cantal s'est inscrit pour pouvoir à nouveau poser une question orale au Sénat sur ce sujet. « C'est un problème dont on parle avec d'autres élus. L'assouplissement prévu par l'ordonnance n'est pas suffisant. Il est temps de faire évoluer le droit, cela fait trois ans que l'on ne peut pas avancer », explique-t-il avec lassitude.
« Cela peut déstabiliser le réseau »
Ardemment soutenue par des élus locaux, l'ouverture d'une pharmacie à Vézac ne suscite toutefois pas l'enthousiasme de certains représentants de la profession dans le Cantal. Présidente de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF) du département, Élisabeth Alaux « ne voit pas totalement l'utilité de cette création d'officine ». Une situation qu'elle observe de près, la pharmacie dont elle est titulaire se trouve en effet à seulement 5 km de Vézac, dans la commune d'Arpajon-sur-Cère, qui compte un peu plus de 6 000 habitants et déjà deux pharmacies. « Cela paraît difficilement viable, Vézac n'est pas une commune isolée comme le sont certains villages du Cantal. Si une pharmacie y voit le jour, cela peut déstabiliser le réseau officinal », redoute-t-elle. Au quotidien, Élisabeth Alaux reçoit fréquemment des patients venus de ce village voisin, des visiteurs qui viendraient peut-être un peu moins souvent dans son officine s'ils avaient un pharmacien plus proche de chez eux…
En l'absence des décrets d'application, aucune pharmacie n'a pu ouvrir dans des communes de moins de 2 500 habitants qui auraient décidé de se regrouper (sauf si une commune disposait précédemment d'une officine). Si ces effets sont donc encore invisibles, l'ordonnance du 3 janvier 2018 oppose d’ores et déjà deux camps aux objectifs en apparence contradictoires : d'un côté des élus qui considèrent que les besoins de leur population doivent primer et de l'autre les représentants syndicats et ordinaux qui, eux, doivent veiller au maintien du maillage officinal dans un contexte où de nombreuses pharmacies rurales ferment faute de rentabilité et/ou de repreneur.
« On ne va pas ouvrir une pharmacie dans chaque village »
Au centre des critiques de certains élus, la règle imposant à l'une de ces communes de compter au moins 2 000 habitants est-elle justifiée ? « Oui », répond sans hésitation Pierre Béguerie, président de la section A du Conseil national de l'Ordre des pharmaciens. « Oui, c'est tout à fait justifié car 2 000 habitants c'est le seuil de rentabilité pour une officine. Dans des villages moins peuplés, isolés, on se rend compte que les pharmacies ne sont pas viables et finissent par fermer. Il n'a jamais été question d'ouvrir des officines dans tous les villages français », veut-il souligner avant de citer un exemple. « J'ai eu les cas dans ma région, dans le Sud-Ouest, d'un pharmacien qui a fait des pieds et des mains pour obtenir le droit d'ouvrir son officine dans sa commune. Il a finalement réussi. Dix ans plus tard, il n'arrivait pas à survivre. » À sa connaissance, peu de dossiers ont actuellement été montés par des communes qui voudraient bénéficier de l'assouplissement. « En France, nous avons une pharmacie pour 2 300 habitants en moyenne. Certains maires veulent absolument avoir leur officine, mais permettre l'ouverture d'établissements qui ne rendront pas les services nécessaires et ne seront pas rentables, ce n'est pas pertinent. »
Le retour des dérogations ?
Pour Gilles Bonnefond, président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine (USPO), il ne faut pas oublier qu'il n'y a pas de déserts pharmaceutiques en France. « Aujourd'hui, deux types de communes pourraient avoir l'envie de se regrouper pour pouvoir offrir une pharmacie, explique-t-il ensuite. Soit des communes situées en périphérie de villes plus importantes, qui généralement grossissent vite et atteignent donc sans problème 2 500 habitants ; soit des localités situées dans des zones rurales plus isolées. Dans ce deuxième cas, il ne faudrait pas que des communes se regroupent en usant d'artifices. Si plusieurs villages de quelques centaines d'habitants se regroupent alors qu'ils ne se situent pas dans le même bassin de population, cela n'aurait aucun sens », analyse le président de l'USPO. Il ne s'en cache pas, ce système de regroupement de communes ne lui plaît guère. « Je ne suis pas pressé de voir le texte sortir », confie-t-il. Gilles Bonnefond redoute en effet que cette ordonnance ne réintroduise la voie dérogatoire pour l'ouverture de nouvelles pharmacies.
* Le nom a été modifié.
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