Assise dans le bureau, Élisabeth regarde la pluie tombée derrière la fenêtre. Elle ne prête plus attention à ce que raconte son ami Charles. Depuis son AVC (cf. Épisode 247), elle a du mal à se concentrer longtemps sur une conversation. Souvent, elle s’abandonne aux souvenirs. Elle revoit des visages disparus, entend des voix dont seule la mémoire a encore la bande-son. Charles lui fait penser à ce délégué pharmaceutique du laboratoire Versier. Elle le trouvait sympathique avec son accent du nord et son costume trois pièces. Elle se souvient de ce périple au Maroc qu’il avait organisé à l’occasion de la sortie d’un médicament contre le diabète très prometteur. « Vous verrez, ce médicament va révolutionner le traitement du diabète », disait-il aux médecins et pharmaciens qu’il rencontrait. Pour la dernière soirée marocaine, il leur avait même fait la surprise d’un dîner dans le désert. « Quelle époque ! » songe la pharmacienne retraitée sans regret, avec même une pointe de nostalgie. Deux mois après ce voyage, les premiers ordinateurs envahissaient les comptoirs de la Pharmacie du Marché et le mur de Berlin tombait. Élisabeth se souvient encore de cette journée. Madame Chapovski était à la pharmacie pour acheter des granules d’homéopathie avec son fils de dix ans. Ce dernier avait eu un haut-le-cœur, et Élisabeth l’avait emmené boire un verre d’eau dans le préparatoire. La radio était allumée. Le vieux préparateur de l’époque, Maurice, travaillait toujours en écoutant France Inter, surtout Lucien Jeunesse. Alors qu’elle tendait le verre à l’enfant, un verre sur lequel était écrit le slogan « merci l’effervescence », une édition spéciale annonçait les événements en Allemagne. Même le vieux Maurice avait arrêté net sa préparation d’ovule à l’ichtyol. Toute l’équipe de la pharmacie s’était agglutinée à la porte du préparatoire. Nicole Bertin, toute jeune maman, avait les bras chargés de Bronchokod et de Di-Antalvic. La pharmacienne assistante, Mademoiselle Jeanine, avait des vignettes sur chaque doigt. Quant à Michel, l’autre préparateur, il portait un bidon d’eau de Cologne que la femme du notaire commandait chaque mois.
Élisabeth avait-elle eu la bonne réaction ? Cachant son trouble, elle avait juste dit :
« Allez, on retourne au travail. Mademoiselle Jeanine, il faudra recommander des cigarettes à l’eucalyptus. Le rayon est presque vide ».
L’assistante avait haussé les épaules :
« Des cigarettes en pharmacie, mon Dieu ! ».
Élisabeth avait ensuite couru dans son bureau. Elle avait ouvert son carnet de téléphone posé près du minitel ; son ami Charles était justement en Allemagne pour un séminaire. Elle voulait avoir de ses nouvelles. Ils s’étaient aimés pendant leurs études, mais le pharmacien était comme le Marius de Pagnol : en quête de nouveaux médicaments, il avait fui la vie bien rangée que lui proposait Élisabeth, préférant fouiller les ressources naturelles dans des terres inconnues.
- Maman ?
Sursautant à la voix de JC, la pharmacienne tourne la tête.
- Tu sais que je suis très inquiète. Que nous réserve cette marge dégressive lissée ? La réforme entre en application l’année prochaine, répond Élisabeth de façon autoritaire. Quant à l’avance des frais, bababa…
(À suivre…)