Survitaminées, sulfureuses, que sont ces immenses armoires, remplies de milliers de pilules de toutes les couleurs, créées par l’artiste Damien Hirst (né à Bristol en 1965) ? Le 21 juin 2007, l’une d’entre elles, Lullaby Spring, armoire à pharmacie métallique contenant 6 136 pilules, s’envolait aux enchères pour 19,2 millions de dollars chez Sotheby's, devenant à l’époque l’œuvre la plus chère jamais vendue par un artiste vivant. C’était sans compter, la même année, sur un nouveau record pour son crâne humain du XVIIIe siècle serti de 8 601 diamants, atteignant la somme astronomique de 100 millions de dollars. Quelques années plus tôt, en 2004, c’était le décor du restaurant « Pharmacy » entièrement désigné par l’artiste, lieu branché de la capitale anglaise entre 1998 et 2003, qui était dispersé par la même maison de vente pour un peu plus de 20 millions d’euros. Les chiffres font tourner les têtes ! En 2016, il réitérera en créant un restaurant entièrement décoré comme une véritable officine, au-dessus de sa galerie d’art sur Newport Street au sud de Londres.
L’été dernier, la surpuissante galerie Gagosian – qui représente l’artiste – organisait dans son espace parisien (rue de Ponthieu) la plus importante exposition de ses fameuses armoires à pharmacie. En mêlant pilules réelles et pilules fictives confectionnées en plâtre, résine ou métal, ces cathédrales de médicaments, à l’effet presque psychédélique, reflétaient d’une certaine manière l’ensemble des progrès pharmaco-chimiques de notre époque en même temps que son malaise thérapeutique, dans les cas où les excès de prescriptions et de traitements s’apparentent à une dépression chronique. Une pilule est-elle miraculeuse ? Peut-elle tout guérir ? semble s’interroger l’artiste. En pleine période de pandémie, cette exposition résonnait évidemment singulièrement, nous invitant à nous questionner sur notre rapport au remède. En revenant toujours à ce postulat édicté dès l’Antiquité par Hippocrate : « Tout est poison, rien n’est poison, seule la dose compte. »
La beauté des médicaments destinés à prolonger notre vie se trouvait ainsi confrontée, dans ces armoires, à l’angoisse de leur consommation excessive. On pouvait y voir une esthétique héritière du pop art qui dénonçait déjà, du temps de Warhol, les effets pervers de la société de consommation et de l’ère de la publicité.
La thématique pharmaceutique
Dans l’art ancien, nombre de peintres et d’illustrateurs ont fait le portrait, voire la caricature, de médecins et de pharmaciens. Avec en arrière-plan, en bonne place, pots d’apothicaire ou instruments médicaux afin de planter un décor feignant la légitimité de la profession de robe. Au fond, la médecine a toujours été un bon sujet artistique, ce dont témoignent par exemple les caricatures de Daumier au XIXe siècle. Plus tôt, au cours des siècles précédents, les bœufs écorchés de Rembrandt ou les peintures anatomiques de Jacques Gautier d’Agoty fournissaient des éléments visuels d’une mise en scène de la mort ou d’une pratique scientifique et médicale. Cependant, force est de constater qu’avec l’évolution des sciences et la disparition des charlatans, les artistes ont peu à peu délaissé ce « bon sujet » dès lors que le domaine des sciences, auréolé d’une crédibilité infaillible, ne pouvait plus donner lieu à la critique.
À l’exception de Damien Hirst qui s’empare de la thématique pharmaceutique, dès le début des années 1990, sans doute marqué par la violence dramatique de l’épidémie du Sida. Aux côtés de ses armoires à pharmacie, l’artiste crée des installations naturalistes choquantes. Il plonge des cadavres d’animaux, préalablement découpés à la tronçonneuse, dans des caissons transparents remplis de formol. Installations cliniques malaisantes qui font immédiatement crier au scandale. Et comme tout bon scandale, il fait sortir l’artiste de l’anonymat. Le premier animal sur lequel le jeune artiste jette son dévolu est un immense requin-tigre qui deviendra rapidement une des images les plus populaires et les plus controversées, symbole d’un art contemporain transgressif devenu fou, soutenu par les plus grosses fortunes. Dans le cas de Hirst, c’est le richissime publicitaire anglais Charles Saatchi qui lui finance toutes ses fantaisies plutôt ruineuses.
Bad boy
Mais qu’à cela ne tienne, Hirst expose une tête de vache en décomposition attaquée par des mouches, n’a que faire des soulèvements indignés des partisans de l’éthique animale, poursuit son processus de choc visuel, déclarant que l’art peut tout transgresser. Suivront d’autres carcasses d’animaux montrés au public dans le liquide bleu vert au charme morbide et néanmoins hypnotique. La séduction de la mort et de la provocation, voilà ce que réussit avec malice le bad boy Damien Hirst. En 2001, plus de 100 000 personnes se presseront pour aller découvrir son exposition à la galerie Gagosian de New York !
Si l’aspect cru, voire rebutant, de ses œuvres continue de faire polémique, il faut admettre qu’elles posent le doigt sur des peurs, des non-dits et des réalités esthétiques que peu d’artistes osent aborder. Il joue sur les sentiments de dégoût et d’horreur, tout en nous rappelant qu’ils font partie de la vie. Sentiments auxquels sont bien souvent confrontés, au quotidien, les métiers du corps médical.
À sa manière, Hirst s’est improvisé pharmacien, épaulé d’une armée d’assistants dédiée à la fabrication de ses « pilules ». Si sa vision du soin est certes désenchantée, elle confine aussi à l’obsession et à la fascination. Hirst le dit, il aime l’aspect coloré et luisant des pilules qui forment comme un kaléidoscope minimaliste ordonné au fond de la rétine. « J'ai eu l'estomac pompé quand j'étais enfant parce que je mangeais des pilules en pensant qu'elles étaient des bonbons… », explique-t-il en confiant un traumatisme. « L’art est comme la médecine : il peut vous guérir. Pourtant, j’ai toujours été étonné que les gens croient en la médecine, mais ne croient pas en l’art, sans jamais questionner l’un ou l’autre », observe-t-il.
De toute son œuvre émane une quête absurde du sentiment d’immortalité, mâtinée de satire sociale. Dès les années 1990, il avait aussi commencé ce qu’il a appelé ses « peintures pharmaceutiques », dont le titre reprenait, pour chaque œuvre de la série, le nom d’un remède pris dans le catalogue du laboratoire américain Sigma-Aldrich.
Actuellement, ce sont des peintures plus calmes que l’artiste expose jusqu’à début janvier à la Fondation Cartier à Paris. De grandes toiles inondées de cerisiers en fleurs. La nature y reprend ses droits. La nature, source de toutes nos guérisons. Si Hirst est loin de convaincre tous les goûts et tous les esprits, il aura au moins réussi le tour de force d’ériger une pilule, une boîte de médicament, un pot de formol et même toute une armoire à pharmacie au rang d’œuvre d’art la plus chère du monde !
Exposition Damien Hirst, Cerisiers en fleurs Fondation Cartier pour l’art contemporain Jusqu’au 2 janvier 2022 fondationcartier.com.