Contrairement à son habitude, Karine conclut rapidement son conseil à un jeune couple venu chercher du sérum physiologique pour son enfant. Après avoir salué ses clients, elle s’approche de Damien et essaie d’entamer la discussion avec Madame Garnereau, mais elle se trouve confrontée à un corps sans expression. La patiente regarde la pharmacienne sans un sourire, le regard vide. Immobile, elle se frotte les mains, machinalement et inlassablement, comme si elle voulait les polir. Aux questions posées par Karine, elle balbutie des mots, toujours les mêmes ; sa voix transporte une excitation étrange, dérangeante. La fragrance qui entoure la patiente masque une autre odeur que Karine cherche à déterminer. En vain. Serait-ce une odeur de goudron, de pétrole, d'ichtyol ? Karine est de plus en plus inquiète, mais ne laisse rien paraître de son émotion. Cette odeur l’obnubile. Elle aimerait demander l’avis de ses collègues, mais elle sait qu’elle ne doit pas affoler celle qui se trouve face à elle. Comment attirer l’attention de Juliette, ou de Julien ?
- Madame Garnereau, vous êtes venue récemment ? Je ne peux pas renouveler votre ordonnance, on vous a délivré tout ce qu'il faut pour le prochain mois, dit Damien, tranquillement, alors que Karine lui fait signe d'appeler le service de psychiatrie par lequel est suivie la patiente.
Les mains entrelacées, prenant la posture d'un enfant pris en faute, Madame Garnereau reprend son sac et sans dire un mot, s'éloigne du comptoir. Karine la suit. Sans la brusquer, la titulaire s'avance à la hauteur de la patiente, la regarde, et commence à parler doucement :
- Nous allons appeler le Dr Ernst, de l'hôpital. Restez à la pharmacie Madame Garnereau, le temps qu'on…
- C'est trop tard. C'est trop tard, répond la femme, se frottant les mains sur son manteau.
La double porte de la pharmacie s'ouvre et laisse sortir la patiente.
Karine reste plantée, comme paralysée devant le linéaire des laits infantiles. Elle vient de comprendre.
- Karine, impossible de joindre le Dr Ernst. Mais j'ai l'interne au téléphone.
- Damien, appelle les pompiers. Je suis quasiment sûre que Madame Garnereau va se faire du mal. Elle avait de l'essence sur le manteau. Je pensais qu'elle s'y essuyait les mains, mais au contraire, c'était pour s'imprégner la peau.
- De l'essence ? Mais, je l'aurais sentie quand même.
- Non, pas avec le masque, le plexi et surtout les litres de parfum dont elle s'immerge. Ne perds pas de temps, et appelle Jean-Paul ou Julien pour m'aider. Il faut qu'on capte l'attention de Mme Garnereau. Je la vois encore sur le parking.
D'un geste vif, elle prend le téléphone de la main du préparateur et raccroche.
- On laisse tomber l'interne. Il ne sera d'aucune utilité. Merde, elle est passée où ?
Karine s'apprête à sortir de la pharmacie quand un cri de terreur retentit de l'extérieur. Instinctivement, elle s'empare de l'extincteur fixé à l'entrée de la salle d'orthopédie et s'élance dehors. En quelques secondes, Julien et Jean-Paul arrivent en courant. Ils s'arrêtent, stupéfaits. Devant eux, Karine tente d'éteindre une torche humaine.
(À suivre…)