C’est une histoire méconnue. Leur amitié d’abord, mais aussi l’intérêt commun pour la botanique de Jean-Jacques Rousseau et Jean-Baptiste Fusée-Aublet dont le nom ne résonne guère aux oreilles. Pourtant, cet apothicaire-voyageur, botaniste accompli, aurait de quoi emplir un livre entier de récits romanesques. D’ailleurs, quelques érudits de l’université suisse de Neuchâtel s’y emploient, bien qu’encore timidement, jugeant justement que des étudiants chercheurs devraient s’atteler à cette page de l’histoire pharmaceutique. Tout est donc à découvrir sur cette figure archétypale du siècle des Lumières.
L’apothicaire à l’île Maurice
Né à Salon-de-Provence en 1723, il fait ses gammes d’apothicaire en herbe (c’est le cas de le dire !) à Grenade, en Espagne, dans une officine, puis au sein de la prestigieuse faculté de Montpellier, avant de monter à Paris assister, comme beaucoup d’autres aspirants chimistes, aux fameux cours publics de l’apothicaire Guillaume-François Rouelle au jardin du Roi (actuel jardin du muséum d’histoire naturelle), lors desquels il croise notamment Jussieu. Des fragments d’histoire nous informent qu’il est nommé, par la Compagnie des Indes orientales, au poste de pharmacien en chef et directeur du jardin des plantes à l’île Maurice (anciennement Île-de-France), mission qui devait, à terme, faciliter l’implantation d’épices et la fabrication de médicaments sur l’île. Il y reste neuf ans mais se confronte à un confrère assez belliqueux, un certain Pierre Poivre (au nom prédestiné !), dont les écrits plutôt jaloux ne flattent pas ses compétences. Dans le même temps, d’autres colons ne se font pas prier pour s’offusquer et dénoncer les positions anti-esclavagistes de notre apothicaire, ce qui ne l’empêche pas d’affranchir les esclaves à son service et même, de choisir parmi eux une épouse, dont il aura deux enfants. L’esprit des Lumières coulait bien dans les veines de Fusée-Aublet, ce qui explique aussi la correspondance et l’amitié qu’il a entretenues avec Rousseau.
L’écrivain herboriste
Dans le même temps, Rousseau, de onze ans son aîné, traverse sa vie d’écrivain en herborisant de plus en plus. Citons d’abord les promenades bucoliques auprès de Madame de Warrens dans les environs de Chambéry. Puis, vient la Suisse, autour du lac de Bienne. L’écrivain y savoure sa solitude d’exilé rasséréné par un ouvrage du naturaliste Carl Van Linné. Il faut dire que les plus grands inventeurs de la botanique moderne sont ses exacts contemporains. Les plantes deviennent alors les compagnes silencieuses du promeneur solitaire. Sœurs consolatrices de ses rêveries, en même temps qu’elles lui font découvrir les merveilles de la nature. « Je ne connais point d’étude au monde qui s’associe mieux à mes goûts naturels que celle des plantes, et la vie que je mène depuis dix ans à la campagne n’est guère qu’une herborisation continuelle », avoue-t-il dans « Les Confessions ». On lui sait une amitié avec plusieurs botanistes, dont Joseph Dombey, le réalisateur de l’herbier de Jussieu, grand connaisseur des plantes exotiques, en particulier péruviennes, qui offre à l’écrivain un herbier de plus de 2 000 plantes (conservé justement à l’université de Neuchâtel). Mais le plus connu concernant l’auteur des « Confessions »est sans doute le petit herbier qu’il confectionne avec tendresse pour la jeune Madelon – fille de Madeleine Delessert - accompagné de huit lettres sur la botanique à vocation pédagogique pour que sa mère puisse lui enseigner les plantes et la beauté des fleurs : « Après avoir bien examiné ce pétale, tirez-le doucement par-dessous en le pinçant légèrement par la quille, c'est-à-dire par la prise mince qu'il vous présente, de peur d'enlever avec lui ce qu'il enveloppe. Je suis sûr qu'au moment où ce dernier pétale sera forcé de lâcher prise, vous ne pourrez, en l'apercevant, vous abstenir de faire un cri de surprise et d'admiration », écrit-il en détaillant minutieusement les pétales et les pistils des fleurs. Il s’épanche aussi sur l’art de faire un herbier, activité qu’il pratique pour plusieurs de ses amies : « Les petites plantes se prennent tout entières avec leur racine qu’on a soin de bien nettoyer avec une brosse, afin qu’il n’y reste point de terre. Si la terre est mouillée, on la laisse sécher pour la brosser ou bien on lave la racine, mais il faut avoir alors la plus grande attention de la bien essuyer et dessécher avant de la mettre entre les papiers, sans quoi elle s’y pourrirait infailliblement et communiquerait sa pourriture aux autres plantes voisines. » L’ensemble est conservé au musée Jean-Jacques Rousseau de Montmorency.
Le premier recensement de la flore guyanaise
De son côté, à peine revenu de l’île Maurice, Fusée-Aublet est envoyé en Guyane à partir de 1762. Pendant deux ans, ses recherches et ses observations le conduisent à confectionner un herbier considérable qu’il fera vérifier par Jussieu et qui lui servira de base à son « Histoire des Plantes de la Guyane française », ouvrage majeur, paru en 1775, illustré de 400 planches gravées en taille-douce, considéré comme le premier à défricher scientifiquement les richesses végétales de la terre encore méconnue de Guyane. Notre apothicaire finira ses missions au bout du monde à Saint-Domingue (actuel Haïti) sous le gouvernement du comte d’Estaing, en tant qu’administrateur du Môle Saint-Nicolas. Et il y fondera même la ville voisine de Bombardopolis ! De Maurice à Haïti, en passant par la Guyane, trois îles auront ainsi bénéficié des recherches pharmaceutiques de Fusée-Aublet. Très affaibli, il est contraint de rentrer à Paris, son énorme herbier sous le bras, constitué de quinze volumes, remplis de spécimens inédits de la flore guyanaise, dont une partie tombe entre les mains de son ami Rousseau, trois mois avant sa mort. Ces volumes, aujourd’hui conservés au muséum d’histoire naturelle (acquis en 1953) sont annotés par l’écrivain et ornés de son nom en lettres d’or. C’est pourquoi il est communément appelé l’Herbier de Rousseau. « Je vous propose de prendre quelques notions préliminaires de la structure végétale ou de l’organisation des plantes, afin, dussiez-vous ne faire que quelques pas dans le plus beau, dans le plus riche des trois règnes de la nature, d’y marcher du moins avec quelques lumières », écrivait Rousseau à Madeleine Delessert. L’écrivain devait s’éteindre en 1778, à peine deux mois après son ami apothicaire, au retour d’une de ses traditionnelles promenades naturalistes et botaniques, dans l’ombre des grands arbres de la forêt d’Ermenonville (actuel Parc Jean-Jacques Rousseau), qui abrite toujours son tombeau, solitaire, au milieu de la nature, sur l’île des Peupliers. L’âme de l’écrivain y rêve sûrement de ses chères plantes.