L’accueil en officine des populations en situation de précarité (migrants, SDF, squatters, personnes démunies) se heurte à de multiples difficultés : barrière de la langue, méconnaissance par le pharmacien des conditions de vie et antécédents de ces patients, eux-mêmes souvent perdus face à la complexité de leur traitement et du système de santé. D’où des risques de mésusage, mauvaise observance, recours aux urgences, hospitalisation…
C’est pour mieux comprendre ces enjeux de santé publique que Déborah Martin a consacré sa thèse de pharmacie* à l’accueil en officine des personnes précaires : « Je voulais faire une thèse de terrain, explique-t-elle. Et comme je suis sensibilisée aux problèmes de pauvreté, à la dimension sociale de notre métier, j’ai opté pour cette étude qui s’appuie sur une enquête auprès de 257 officines de Bordeaux Métropole, menée de mars à décembre 2020. »
Pharmaciens concernés
Hormis quelques refus de principe (« ces personnes nous coûtent déjà assez cher » ; « vous feriez mieux de vous intéresser à la précarité chez les pharmaciens »…), les pharmaciens bordelais se sont plutôt sentis concernés par la thématique, comme en atteste leur excellent taux de réponse (42 %).
Premier enseignement, 61 % des officines bordelaises reçoivent au moins une fois par jour un patient précaire. Leur façon de l’identifier : sa couverture sociale (CSS, AME) à 41 %, son aspect extérieur (36 %), sa langue (21 %). 83 % des pharmaciens trouvent que cette dispensation est plus chronophage que pour un patient standard. « Mais, complète Déborah Martin, ce temps demeure insuffisant pour que le patient ait parfaitement compris son traitement, sa posologie. » Quant aux difficultés rencontrées, la barrière de la langue arrive en tête** (74 %), puis les risques de mésusage (56 %).
Manque de formation à la précarité
L’enquête pointe également la méconnaissance par les pharmaciens, des structures de prise en charge des populations précaires : 46 % ne connaissent pas les établissements d’accueil d’urgence, 44 % ignorent les centres communaux d’action sociale et 69 % la PASS (Permanence d’accès aux soins de santé) : « Il est dommage que notre formation ne présente pas ces structures qui sont d’excellents relais de l’officine, regrette Déborah Martin. Par exemple, dans l’attente d’un renouvellement d’AME, le pharmacien ne peut délivrer une ordonnance, mais orienté vers la PASS son patient pourra l’obtenir facilement. »
Les pharmaciens bordelais ont aussi proposé des pistes d’amélioration de la prise en charge du patient précaire :
- Meilleure coordination entre les professionnels de santé, afin de sécuriser les délivrances. L’outil numérique Paaco-Globule, porté par l’ARS de Nouvelle-Aquitaine, pourrait assurer ce lien, mais demeure encore trop peu utilisé.
- Capacité à vérifier en temps réel, les droits du patient : « Le site Ameli.fr permet l’accès des hospitaliers à cette information, mais pas aux libéraux », précise Déborah Martin.
- Outil de traduction. Proposé par l’association ISM Interprétariat, cet outil existe, mais il a un coût***.
- Carte à puce pour les bénéficiaires de l’AME assurant la traçabilité de l’historique médicamenteux
- Prise en charge des médicaments non remboursés souvent refusés par les patients précaires, au détriment de leur santé
- Outils d’aide à l’observance : piluliers, fiches de posologie traduites…
Entretien pharmaceutique
Enfin, d’aucuns suggèrent la création d’un entretien pharmaceutique rémunéré, pour mieux transmettre les conditions d’une bonne observance aux patients précaires.
Déborah Martin a conçu cet entretien de vingt minutes, d’après le bilan partagé de médication. Testé auprès de quatre patientes, il a donné pleine satisfaction : « Il aurait toute sa place en officine, dans le cadre d’une nouvelle mission de santé publique, visant à sécuriser la délivrance pour ceux qui en ont le plus besoin », conclut-elle. Idées à suivre…
* « L’accès aux soins des populations en situation de précarité et axes d’amélioration à l’officine », soutenue en juin à l’université de Bordeaux. https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-03323048.
** Bordeaux accueille, en particulier, une importante communauté Rom de Bulgarie vivant en squats ou bidonvilles.
*** ISM Interprétariat, association à but social et non lucratif, propose des traductions en temps réel de 180 langues. Une expérimentation, lancée par Médecins du monde et soutenue par l’ARS, est en cours auprès d’un panel de médecins généralistes bordelais.