Aujourd'hui et dans les années qui viennent, les pharmaciens devront résoudre une équation particulièrement complexe. Comment proposer les nouvelles missions confiées à la profession, qui la rendent plus attractivité et sont plébiscitées par les patients, malgré les problématiques de recrutement et les difficultés économiques ? Comment proposer de nouveaux services avec des équipes réduites, sans voir sa charge de travail exploser et sans se détourner de l'essence même de son métier, la délivrance et le conseil pharmaceutique ?
« Il existe de fortes disparités au niveau des pharmacies françaises, surtout sur le plan démographique. Nous sommes tous occupés à chercher des préparateurs ou des pharmaciens, rappelle Laurent Filoche, président de l'Union des groupements de pharmaciens d'officine (UDGPO) et titulaire à Blagnac, près de Toulouse. Ce problème de recrutement touche tout le tissu officinal et cela va s'aggraver, tout comme la démographie médicale. Encore cette année, les facultés ne sont pas remplies en deuxième année de pharmacie. Il ne faut donc pas se gausser de ce que l'on voit chez les médecins parce que cela va nous arriver frontalement. On n’y est pas prêt et on ne l'a pas anticipé non plus », alerte Laurent Floche.
« Des pharmacies qui pourront faire de nouvelles missions et d'autres non »
Un manque de main-d’œuvre, actuel et à venir, qui tombe particulièrement mal, alors que les pharmaciens se voient attribuer de nouvelles missions. Une évolution souhaitée par les autorités pour apporter une réponse au manque de médecins. Que fera-t-on ensuite si l'on manque de pharmaciens ? « Les nouvelles missions, par définition, sont chronophages. Elles nécessitent des formations supplémentaires. On arrive à un point de blocage qui fait que l'on risque d'avoir une dichotomie dans le réseau officinal français avec, d'un côté, des pharmacies qui pourront faire ces nouvelles missions, et, de l'autre, des pharmacies qui ne le pourront pas, prévient Laurent Filoche. On va donc arriver à une pharmacie à deux vitesses avec des patients qui vont arbitrer, ce qui va faire que nous n'aurons plus le réseau fiable que nous connaissons aujourd'hui. Nous ne pourrons plus tenir la promesse qui est que, près de chez soi, on est sûr de trouver une pharmacie dans laquelle on aura la même qualité de services qu'ailleurs. » Pour prévenir ce risque, le président de l'UDGPO estime que les groupements ont justement un rôle très important à jouer, bien au-delà de la gestion du back-office ou de celle des commandes. « Ce que doivent faire les groupements c'est donc trouver des moyens, des nouveaux process, s'appuyer sur ce qui est en train d'arriver, utiliser l'intelligence artificielle… L'officinal ne pourra pas tout faire seul. Les groupements doivent donc faire ces investissements, parfois lourds, mais qui ensuite pourront être mis à la disposition de tous leurs adhérents. Ensuite, la pharmacie, quelle que soit sa typologie, pourra répondre à ces nouvelles missions et offrir la qualité de service que tous les Français sont en mesure d'attendre lorsqu'ils entrent dans une officine. »
Le rôle des groupements
Comme le pense Laurent Floche, les groupements pourraient donc apporter une aide précieuse aux pharmaciens pour garantir le succès de la mise en place des nouvelles missions, même si, pour l'instant, ils doivent eux-mêmes composer avec un certain nombre de freins. « Pour les officines qui manquent de temps et de personnel, pourquoi ne pas pouvoir mutualiser, notamment des pharmaciens qui sont spécialisés dans la clinique ?, interroge le président de l'UDGPO. Pour cela, il faudrait changer les règles. Si on prend l'exemple des bilans partagés de médication, force est de constater que cela ne marche pas, ce n'est pas un succès au sein de la profession. Les gens ont eu peur de s'y lancer, pour les pharmaciens formés il y a longtemps, tout cet aspect clinique ils ne savent pas forcément l'appréhender. Donc pourquoi ne pas mutualiser des réseaux de pharmaciens, se servir de la téléconsultation, pour pouvoir offrir ce service même dans les officines qui n'osent pas se lancer, par manque de temps, de moyens ou de compétences. Pour l'instant, cela n'est possible, il y a un blocage réglementaire qui empêcherait de mettre ce service à disposition. Si on ne met pas ça en place il y aura vraiment une fracture entre les pharmacies qui peuvent et celles qui ne peuvent et l'on risque donc un éclatement de notre maillage », alerte Laurent Filoche.
Une formation qui devra évoluer ?
Le pharmacien va donc devoir réussir à assumer cette révolution qui s'opère. Arriver à intégrer l'ensemble de ces nouvelles missions (et celles qui viendront peut-être s'ajouter à l'avenir) malgré des difficultés de plus en plus importantes. En plus du manque d'effectif et de la désertification médicale, les officinaux doivent souvent faire face à des difficultés économiques, ils subissent de plein fouet les pénuries et tensions d'approvisionnement en médicaments, sans compter les pertes de temps causés par certaines démarches administratives pour le moins fastidieuses… « Ces nouvelles missions sont un facteur clef du développement du système pharmacie, souligne toutefois Jean-Luc Tomasini, président du groupement Europharmacie. Quand on a eu son diplôme il y a plus de 40 ans on a forcément une appréhension », admet-il. Pour lui, la réponse aux difficultés rencontrées par les pharmaciens pour mettre en place ces nouveaux services se trouve peut-être au niveau de la formation. « Pas une formation hyper pointue, mais une mise en condition pour incrémenter vers le haut l'ensemble de la profession et éviter le clivage entre des pharmacies à deux vitesses », propose-t-il.
Risques et déception(s)
Bien qu'inévitable, le développement des nouvelles missions en pharmacie n'est donc pas sans risques et peut également entraîner, parfois, son lot de déception et de frustration chez l'officinal. Professeur en sciences du médicament et autres produits de santé à l’université de Strasbourg, Francis Mégerlin tient notamment à rappeler un élément important. « On évoque très souvent les nouvelles missions, mais ce sont des activités partagées, qui ne relèvent pas du monopole pharmaceutique. Le pharmacien n'est donc pas le seul, ni le premier à les entreprendre, Elles sont susceptibles de réassemblage selon des business models transverses par des vecteurs qui peuvent démarrer sur un point de prétexte logistique ou bien digital (...), expose-t-il. La nouvelle mission ce n'est donc qu'une activité partagée. Attention, d'autres ont compris que c'était la clef d'entrée dans les systèmes. »
Les nouvelles missions modifient par ailleurs les relations qu'ont les pharmaciens avec les autres professionnels de santé, en particulier avec les médecins libéraux. Pascal Louis, président de l'URPS Pharmaciens de Bourgogne-Franche-Comté et titulaire près de Dijon, a parfois connu « de grandes déceptions » sur les nouvelles missions. « On a voulu mettre en place des protocoles de dispensation, mais la CPTS dans laquelle j'exerce n'a pas jugé utile de le faire… À Dijon, aucune pharmacie n'est donc à même de faire une recherche de cystite le samedi à 18 heures par exemple. J'étais très favorable à l'exercice coordonné, on nous a donné une vraie opportunité de mettre en place un tandem médecins/pharmaciens, mais cela nous est refusé. Même si les CPTS restent pertinentes, il ne faut pas que notre profession reste sous la contrainte d'une autorisation d'une autre profession libérale de santé, donc maintenons le terme de prescription pharmaceutique parce que jusqu'à maintenant ce terme a été banni et je pense qu'il ne doit plus l'être. Ces protocoles qui nous sont offerts, j'espère qu'on pourra y aller, comme l'a dit la Première ministre, bien sûr en collaboration avec les médecins, mais pas avec leur autorisation, ce n'est pas supportable », insiste Pascal Louis.
De nouvelles missions utiles et pas toujours si chronophages
La mise en place des nouvelles missions se fait donc dans la douleur pour certains. Si les contraintes sont réelles, les officinaux ont parfois du mal à s'en emparer, même quand cela est davantage possible. C'est en tout cas ce que pense Mehdi Djilani, président du groupement Totum Pharmaciens et titulaire sur l'île d'Oléron, en citant l'exemple de la dispensation protocolisée. « Seulement 3 % des pharmaciens veulent se lancer, pourtant c'est l'une des nouvelles missions les plus simples à mettre en place, les plus rapides et les plus utiles, regrette-t-il. On l'a expérimenté, pour les douleurs liées aux abcès dentaires, c'est relativement simple. En deux heures de formation on est capables de comprendre, en tant que pharmacien, la physiopathologie dentaire et identifier un abcès, en tout cas au moins aussi bien qu'un médecin et encore mieux qu'en téléconsultation. En assez peu de temps, on rend un service qui est énorme, parce que c'est une douleur terrible. On suit un protocole précis, donc on est assuré dès lors que c'est déclaré à l'ARS. Si on reste dans les rails, le risque est donc faible. On a un service rendu qui est fort et finalement, suivre le protocole et rassurer le patient, cela ne prend pas plus de temps que d'essayer de trouver d'autres solutions. C'est donc une mission qui est simple, beaucoup plus que les entretiens par exemple », souligne Mehdi Djilani.
Pharmacien dans la Marne et conseiller économie et offre de santé pour l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine (USPO), Guillaume Racle, 27 ans, se montre, lui, très emballé par l'arrivée de ces nouvelles missions. En plus d'apporter un bénéfice indéniable au pharmacien, elles ne sont pas forcément toujours chronophages, selon son expérience. « Depuis le début de l'année, nous avons lancé les entretiens AOD dans l'officine où j'exerce. C'est juste une conduite du changement qu'on a fait au sein de l'officine. On a réussi à faire comprendre à l'équipe que maintenant c'était le nouveau parcours du patient AOD, donc une initiation. Au début, le questionnaire est laborieux, après on le connaît par cœur et cela devient naturel. » Pour s'investir à fond dans les nouvelles missions, Guillaume Racle estime que l'officinal doit avant tout s'employer à éliminer le plus possible les actes non pharmaceutiques qui, eux, coûtent beaucoup de temps et n'apportent rien aux patients, comme « les achats » ou encore « les tâches administratives ».
Les pharmaciens devront-ils se spécialiser ?
Du côté des jeunes diplômés et de ceux qui le seront bientôt, c'est plutôt l'enthousiasme qui prédomine au moment d'évoquer la transformation du métier et l'élargissement des compétences. Ce qui n'empêche pas la jeune génération de se poser des questions sur l'avenir. « Nous sommes heureux et satisfaits de ces nouvelles missions qui arrivent et qui permettent de replacer le pharmacien en tant que professionnel de santé de proximité, mais aussi d'accompagnement et de conseil, se félicite Lysa Da Silva, présidente de l'Association nationale des étudiants en pharmacie de France (ANEPF). Avec toutes ces missions, et peut-être de nouvelles encore, certaines pharmacies commencent à spécialiser leurs salariés. Certains pharmaciens ne font que des entretiens, d'autres que de la délivrance. Avec l'arrivée du DEUST et la montée en compétences des préparateurs, est-ce que, dans les années à venir, les pharmaciens devront choisir leurs missions ? Est-ce que certains ne feront que des entretiens et plus de délivrance ou inversement ? Comment restructurer vraiment le métier de pharmacien ? Est-ce qu'on ne perdrait pas l'essence même du métier, donc la délivrance du médicament et le conseil ? », s'interroge l'étudiante.
Le point soulevé par Lysa Da Silva constitue en effet l'un des risques qui accompagne la mise en place des nouvelles missions. Voir à l'avenir des pharmacies se focaliser sur certains actes au détriment d'autres. Pour le président de l'UDGPO, Laurent Filoche, il est capital de conserver une homogénéité dans les services accomplis par l'ensemble des pharmacies, peu importe la taille de leurs équipes ou l'endroit où elles se trouvent. « Nous n'aurons pas la ressource humaine pour spécialiser les gens, on sera déjà content d'avoir des pharmaciens dans nos officines, pouvoir ouvrir sur toute notre plage d'ouverture et maintenir notre réseau, observe-t-il. Spécialiser les gens, même dans de très grosses structures, c'est quelque chose qui n'est pas souhaitable. Il y a une unicité du diplôme et il faut que le pharmacien sache tout faire. Le pharmacien est un peu le polytechnicien de la santé et il faut que l'on garde ça. La délivrance du médicament, cela reste tout de même notre cœur de métier », souligne enfin Laurent Filoche.
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