Le couple de septuagénaire s'approche du comptoir, où Marion les accueille par un « bonjour Madame, bonjour Monsieur » très assuré. La cliente commence à fouiller dans son sac, tandis que son mari reste en retrait. Elle en sort une ordonnance, un peu chiffonnée. En face de chaque ligne, des croix de toutes les couleurs ont été dessinées. L'ordonnance a déjà été délivrée deux fois, sur trois mois de traitement.
- Alors, sur celle-ci, il ne me faut pas les médicaments qui ont une croix, explique la vieille dame très concentrée.
Marion prend l'ordonnance et demande la carte vitale. Pendant qu'elle ouvre le dossier informatique, elle entend l'homme s'adresser à elle :
- Et vous ne mettez pas les génériques !
Marion lève les yeux. Le dossier s'avère plus compliqué que prévu, d'autant plus qu'un des médicaments est en rupture de stock.
- Effectivement, je vois que nous ne vous délivrons jamais de génériques, dit la pharmacienne en commençant à saisir l'ordonnance. Je vous ferai donc régler une partie, comme d'habitude.
Alors que les produits sont distribués au compte-goutte par le robot, le logiciel plante, obligeant Marion à recommencer la facturation. Les médicaments arrivent en double derrière le comptoir. La cliente reprend la parole :
- Il ne nous en faut pas autant, dit la femme d'un ton sec.
- Non, bien sûr. Ne vous inquiétez pas sur les quantités, j'ai eu un problème avec l'ordinateur. On va reprendre ensemble.
Marion commence à récapituler la liste de médicaments délivrés, mais elle est à nouveau interrompue par la cliente :
- C'est quoi ce médicament ? Je ne le reconnais pas.
- J'y viens Madame. Le médicament original n'est pas disponible en ce moment. Il est en rupture chez le fabricant. Vu son importance, il ne faut pas que vous en manquiez. Je vous propose donc le générique…
- Non, non, non. Je ne le prends pas. Gilbert, il t'en reste encore un peu ?, réplique la septuagénaire en se tournant vers son mari.
La pharmacienne reprend une énième fois le dossier ; à nouveau, elle se trouve interrompue, par une alerte du logiciel cette fois-ci. Certains médicaments ont été délivrés il y a moins de deux semaines.
« C'est pas vrai », songe-t-elle. « Le sort s'acharne. »
Marion s'occupe du couple de clients depuis une vingtaine de minutes déjà. Enfin, elle s'apprête à clôturer la facturation quand la vieille dame l'interpelle une nouvelle fois, en montrant du doigt une des lignes de l'ordonnance :
- Vous avez oublié celui-là.
- Ce n'est pas possible Madame, nous avions donné une boîte de trois mois, s'agace la pharmacienne.
- Ah ? Mais il ne m'en reste qu'une plaquette pourtant. C'est ça, Gilbert ?
L'homme acquiesce. Marion cherche à savoir s'il n'y a pas une erreur de prise. Après cinq longues minutes, la pharmacienne termine enfin cette dispensation.
- Alors, ça c'est pour moi. Il me faudra ça, mais pas l'autre médicament. Et puis il y a aussi l'ordonnance de l'ophtalmologiste pour mon mari, dit la femme en sortant tranquillement deux autres feuilles de son sac à main.
Tandis que Marion commence à traiter ces nouvelles ordonnances, le robot se bloque et la boîte demandée reste coincée.
Lisant le désarroi dans le regard de Marion, Christèle lui dit discrètement, d'un ton bienveillant :
- Il y a des dossiers qui cumulent les problèmes. Mais tout finit par s'arranger ; ça va aller.
(À suivre…)