- Tu ne l'as pas vu celle-là ?
Jean-Paul tient fièrement dans sa main deux ordonnances. On devine un large sourire derrière son masque bleu.
- Je n'ai pas vu quoi ? répond Damien sans prêter un grand intérêt à ce que lui raconte le pharmacien.
- L'interaction du siècle, mon cher Damien. L'interaction du siècle…
Damien relève la tête pour regarder de plus près. Sur une des deux ordonnances, le médecin a prescrit de la colchicine. Sur l'autre, il a prescrit de la pristinamycine.
- Oui. Donc ?
- Enfin, Damien. Colchicine et macrolide ! Rien ne te choque ?
- Moi, je n'ai délivré que la colchicine.
- Alors qui a délivré l'antibiotique ?
- Julien je crois. On va lui demander si tu veux.
Après 18 h 00, les patients et clients se font rares, ce qui laisse le temps aux pharmaciens de l'équipe de pratiquer un double contrôle plus assidu.
- Julien ? Tu peux venir ? Le vieux n'en peut plus, il veut nous donner une leçon de pharmaco…, dit simplement le préparateur à son jeune collègue.
- Arrête de l'appeler le vieux, il va s'en rendre compte un jour. Il veut me parler de quoi ?
Jean-Paul s'approche des deux garçons et leur met les ordonnances sous les yeux :
- De ça. Bon, j'admets que l'interaction n'est pas flagrante puisque les médicaments ont été prescrits à deux jours d'intervalle. Il fallait consulter l'historique pour la repérer. Mais rappelez-vous : colchicine et macrolides, c'est non.
- Effectivement, c'est moi qui ai délivré la pristinamycine ; enfin, je l'ai commandée parce que nous n'en avons plus en stock. Mais pourquoi le DP ne m'a pas alerté qu'il y avait eu de la colchicine quelques jours avant ? s'interroge le jeune pharmacien.
- Les logiciels ne font pas tout. De toute façon, quand on voit un macrolide ou apparenté, faut toujours se méfier. Ah, Karine, regarde ça comme c'est beau !
Karine s'approche. Son confrère, tellement absorbé par sa trouvaille, ne voit pas qu'elle a les yeux rougis. Pourtant, comme le masque lui couvre une partie du visage, ses yeux sont encore plus remarquables. Damien et Julien se rendent compte que la titulaire a pleuré. Quand Jean-Paul s'éloigne enfin, interpellé par Christèle pour la tarification des masques à une personne vulnérable, Julien s'approche de la titulaire :
- Quelque chose ne va pas ?
- Oh, une mauvaise nouvelle.
Elle s'arrête de parler, la voix étranglée.
- Je viens d'apprendre le décès d'une pharmacienne, une amie. AVC.
Julien et Damien l'écoutent.
- C'est un peu à cause… grâce à elle que je suis devenue pharmacienne moi aussi. Elle a été une sorte de modèle. Ma mère travaillait chez elle et son mari. Et après l'école, je la rejoignais sur son lieu de travail, en passant par la pharmacie. Mme Talbot me donnait toujours un chewing-gum Fluocaril, ça se faisait à l'époque. Ce que j'adorais, c'était monter sur la vieille balance qui était face au comptoir. Je crois que j'aimais cette ambiance, cette façon de vivre aussi où le métier se mêlait à la vie privée. Et quand…
Karine s'interrompt à nouveau.
- Et quand j'ai été admise au concours, je me souviens de ses mots si encourageants ; elle me considérait déjà comme une consœur. En fait, je me rends compte à quel point on peut marquer les jeunes esprits par nos actes, nos paroles. Bref, c'est la vie. Mais je regrette de ne pas lui avoir dit merci.
(À suivre…)
Merci à Pierre Thibaud, pharmacien, qui m'a donné dès mon enfance l'envie de faire ce métier. Il est parti le 5 février.