Le Quotidien du pharmacien.- La prise en charge en ville des addictions aux opiacés est-elle aujourd'hui satisfaisante ?
Dr William Lowenstein.- Depuis 20 ans, les médecins prescripteurs et les pharmaciens ont été les acteurs d’un changement de santé publique extraordinaire, qui les a amenés à suivre en ville 70 % des usagers d’opiacés illicites. Pour mieux cerner cette prise en charge, nous avons réalisé une enquête auprès de 111 médecins et 56 pharmaciens. Celle-ci montre que 80 % des patients usagers de drogue sont suivis par 5 % des médecins généralistes. Côté pharmacien, 3 profils se détachent : une minorité d’entre eux (de 5 à 10 %) sont très engagés dans la prise en charge des usagers de drogue, une grande majorité (75-80 %) délivre des médicaments de substitution aux opiacés (MSO) mais sur une petite patientèle, et environ 15 % des pharmaciens sont réticents à s’engager dans ce type de dispensation. Il existe donc une minorité de professionnels de santé très investis dans la prise en charge des usagers de drogue… et qui vieillit. On peut donc s’interroger sur le devenir de ces médecins et pharmaciens, surtout dans le contexte actuel de raréfaction de l'offre de soins. Sont-ils une espèce en voie de disparition ? Vont-ils transmettre leur savoir ? Nous n’avons pas une vision claire de l’avenir à 5 ou 10 ans.
La place du pharmacien est-elle perfectible ? Peut-on, par exemple, envisager la coexistence d’officines spécialisées, c’est-à-dire de pharmacies référentes formées et rémunérées pour cette prise en charge particulière, et d'autres qui assureraient le service minimum de la délivrance des MSO ?
Peut-être, nous y réfléchissons. Nous avons d’ailleurs créé le groupe « Santé addiction » réunissant des médecins, des pharmaciens et des usagers, qui énoncera des recommandations à ce sujet en septembre prochain. Mais déjà, on peut se féliciter de certaines avancées. Des majorations pour les consultations médicales complexes ont été créées et les pharmaciens, à partir de 2019, percevront de nouveaux honoraires pour la dispensation de médicaments spécifiques, notamment les stupéfiants. Ces honoraires seront de 2,04 euros par ordonnance et passeront à 3,57 euros en 2020.
Au-delà de la substitution aux opiacés, quelle peut-être la place du pharmacien dans la prise en charge des addictions ?
Son rôle ne se limite effectivement pas à la prise en charge des usagers de drogues illicites et à la délivrance des MSO. Le pharmacien est également dispensateur des médicaments du sevrage tabagique et des traitements contre l’alcoolodépendance. À l’avenir, il sera sans doute concerné par la dispensation de naloxone en intranasal, l’antidote de l’overdose aujourd’hui uniquement disponible dans les centres spécialisés. Le pharmacien doit aussi veiller aux prescriptions de médicaments opiacés, afin que la France ne se retrouve pas dans une situation de surconsommation comme le vivent les États-Unis et le Canada avec le fentanyl. Enfin, l'officinal est un acteur de première ligne pour repérer l’alcoolodépendance, les gros consommateurs d’antalgiques de niveau 2, ou encore de benzodiazépines. Ce rôle est majeur : diverses études ont montré que le repérage précoce par le médecin ou le pharmacien sont d’une réelle efficacité en termes de santé publique. Il favorise l’accès aux soins et la réduction des risques. L’officinal est aussi très bien placé pour informer sur les dangers des drogues.
Quid de la formation ?
Elle est malheureusement insuffisante pour les médecins comme pour les pharmaciens, c’est pourquoi nous invitons les professionnels de santé à assister au congrès virtuel de SOS addictions. Il ne s’agit pas de demander au pharmacien de devenir un addictologue, mais de mener quelques actions simples pour améliorer le repérage précoce et la prévention des addictions. Pour cela, il doit oser informer ses patients, et ne pas hésiter à poser des questions. Par exemple, rappeler aux patientes enceintes que l’alcool est dangereux pour le bébé. Dans 99 % des cas, elles respecteront le conseil d'abstinence. Dans le pourcentage restant, il faudra les orienter vers une prise en charge spécifique de leur alcoolodépendance.
La codéine et ses dérivés sont devenus uniquement disponibles sur ordonnance depuis le 12 juillet 2018. Que pensez-vous de cette décision ?
On peut regretter que cette mesure n’ait pas été anticipée et prise en concertation avec les professionnels de santé et associations de patients. Cela aurait évité une certaine brutalité dans la décision. Car du jour au lendemain, des patients dépendants aux opioïdes se sont retrouvés dans une situation infernale, avec des médecins qui ne voulaient pas leur prescrire de produits codéinés et des pharmaciens contraints de respecter la nouvelle obligation. Au final, les centres spécialisés dans les addictions ont dû accueillir des milliers de personnes qui consommaient jusqu'alors des codéinés en automédication.