Assise à son bureau, Gisèle trie les rejets de facturation tout en papotant avec Marilyne.
- Et tu sais ce qu'elle lui a dit ? Qu'elle ne pouvait pas se souvenir de tous les prénoms. Ça fait quand même un mois maintenant qu'elle est parmi nous, chuchote la pseudo-secrétaire de la Pharmacie du Marché.
- En même temps, ça peut arriver de se tromper. Nicole devrait s'adoucir et laisser une chance à Marion, répond Marilyne, un chiffon dans la main.
La magasinière n'est pas du style à entretenir les ragots. Appréciée par certains pour sa franchise, ses expressions maladroites ont souvent été mal interprétées par des collègues à la susceptibilité exagérée. Gisèle lève le nez de ses papiers :
- Tu veux dire qu'elle doit se laisser faire ? Tout ça parce qu'elle est préparatrice alors que l'autre est pharmacienne ? Sûrement pas. Je pense comme Nicole, moi. Cette Marion, elle n'a pas fini de nous chercher des poux. Ah ! Quel dommage que Juliette soit partie !
Marilyne sourit. « Gisèle a la mémoire courte », songe-t-elle alors que les images des premiers jours de Juliette à la Pharmacie du Marché lui reviennent.
- On a tous dû faire des efforts pour se faire accepter par Nicole. Juliette comme les autres. Le problème avec Nicole, c'est qu'elle ne laisse aucune chance aux autres. Quand elle les a dans le nez, ça ne change pas. Tu te rappelles l'engueulade entre elle et Christèle pour les vacances d'été ?
Gisèle ne répond pas, déconcertée par une vérité qu'elle occulte volontiers pour défendre son amie.
- Si on ne se serre pas les coudes, on va se faire bouffer par les pharmaciens, lâche-t-elle, d'un ton mauvais. Moi, j'ai choisi mon clan.
Agacée et dépitée, Marilyne préfère ne pas poursuivre la conversation. Elle saisit les autotensiomètres de location qu'elle vient de désinfecter, et s'éloigne pour les ranger.
- Je suis désolé, Madame. Nous n'avons pas reçu le vaccin comme prévu. Nous devons reporter le rendez-vous pour votre vaccin Moderna, explique Damien pendu au téléphone depuis le matin pour prévenir la vingtaine de patients de ce contretemps.
- J'en peux plus de me faire enguirlander. Y'en a pas un pour comprendre que nous ne fabriquons pas les vaccins ! La semaine dernière, ils crachaient sur les centres de vaccination. Et aujourd'hui, ils me disent que les centres sont beaucoup mieux organisés, soupire le préparateur. Heureusement, plus que deux semaines et je suis en vacances.
- Surtout qu'à l'inverse, on n'arrive pas à faire le plein pour les vaccins Janssen et Astra ! D'ailleurs, Karine nous a inscrits sur Covidliste pour trouver des candidats s'ils nous restent des doses, répond Julien. Je vais faire une prise de mesure.
- Une liste de plus, grogne le préparateur en regardant s'éloigner son collègue.
Le jeune pharmacien invite une jeune femme à s'asseoir dans le local d'orthopédie. Elle est enceinte de six mois au moins et s'est enfin résignée à porter des bas de compression.
- Donc, on part sur ce modèle ? Je les commande aujourd'hui et nous les recevrons demain.
- Vous êtes vraiment sympa. Merci. Je peux vous demander votre prénom, demande la jeune femme, les yeux rieurs.
- Julien, répond le pharmacien.
- C'est beau Julien. Je l'ajoute sur ma liste de prénoms, répond la cliente en se caressant le ventre.
- C'est peut-être un peu démodé, non ?
- Je dirais plutôt que c'est indémodable.
(À suivre…)