C’est l’automne. À la lisière des forêts qui s’endorment sans leurs feuilles, vipères et autres reptiles se préparent à hiberner. Mais le serpent du caducée, lui, n’a pas fini de ramper en filigrane sur les ordonnances sécurisées. Car à partir du 1er décembre 2024, tous les médicaments contenant du tramadol ou de la codéine (ou de la dihydrocodéine) devront être prescrits sur ce type de supports. C’est ce qu’a annoncé fin septembre l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). Dans le même mouvement, la durée maximale de prescription de la codéine également réduite, comme pour le tramadol, à 12 semaines. « Au-delà, la poursuite d’un traitement par codéine nécessitera une nouvelle ordonnance (sécurisée) », insiste l’ANSM.
Autrement dit, les conditions de délivrance des deux opioïdes dits faibles continuent de se durcir, conformément à une tendance amorcée à la fin des années 2010 – avec passage sur ordonnance obligatoire des médicaments contenant de la codéine en 2017, réduction de la durée de validité des ordonnances tramadol en 2020, puis, en 2023, mise sur le marché de conditionnements de tramadol « contenant moins de comprimés, adaptés aux traitements de courte durée », rappelle l’ANSM.
Mésusages persistants
Les causes de ce tour de vis ? « Des cas de mésusages, de dépendance et de présentation d’ordonnances falsifiées ». Ce que constatent dans leur exercice nombre de professionnels de santé. « Il y a une vraie problématique d’addiction et de détournement avec ces médicaments : même dans mon village en Ardèche, nous sommes confrontés à de fausses ordonnances, à des patients qui cherchent à se faire prescrire des médicaments par plusieurs médecins, etc. », déplore le Dr Sylvain Bouquet, Vice-Président du Collège de la Médecine générale (CMG).
Le tramadol demeure le principal pourvoyeur de décès toxiques par antalgiques
Bruno Revol, pharmacologue
Au fond, rien de bien nouveau sous le soleil d’automne. Et c’est justement le problème. « Malgré les évolutions déjà mises en place, une augmentation du nombre d’ordonnances falsifiées est constatée ; et les décès liés à des abus ne diminuent pas alors même que la consommation de ces médicaments tend à se réduire », analyse Philippe Vella, directeur médical de l’ANSM, évoquant les résultats d’enquêtes de pharmacodépendance et d’addictovigilance. Ce que confirme Bruno Revol, pharmacologue au centre de référence sur les décès toxiques par antalgiques au CHU de Grenoble. « Le tramadol demeure le principal pourvoyeur de décès toxiques par antalgiques. »
Protéger les professionnels et surtout les patients
Dans ce contexte, les nouvelles mesures proposées par l’ANSM semblent plutôt bien accueillies par les généralistes et les officinaux – notamment du côté de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO). Car ces précautions sont perçues comme une forme de bouclier pour les professionnels. « Les ordonnances sécurisées permettront de protéger les (professionnels) des fausses ordonnances », espère le Dr Sylvain Bouquet. De plus, les deux mesures annoncées pourraient, selon Laura Cerminara, pharmacienne spécialiste de santé publique à l’USPO, « aider à justifier auprès des patients d’éventuels refus de prescription ou de dispensation ». D’autant qu’à terme, des messages alertant sur les risques de dépendance devraient être apposés sur les boîtes de médicaments. Du côté de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), cependant, la mesure est jugée trop précipitée. Quid de l’exécution des ordonnances sécurisées au format numérique, qui n’est à ce jour pas compatible avec certains logiciels métiers ? Quid du temps perdu au comptoir pour obtenir une ordonnance papier conforme du prescripteur, surtout si celui-ci est injoignable ? interroge le syndicat qui, en revanche, ne remet pas en cause le bien-fondé de la démarche.
12 semaines, sera à compter du 1er décembre, la durée maximale de prescription de la codéine et du tramadol
Car l’objectif principal est de protéger les patients en limitant leur exposition à des opioïdes superflus. « Écrire une ordonnance sécurisée n’est pas anodin et fait réfléchir », juge le Dr Sylvain Bouquet. « L’ordonnance sécurisée permet de prévenir des risques du tramadol et de la codéine à l’heure où la classification par paliers – développée uniquement dans les douleurs cancéreuses – et la distinction entre opiacés faibles et forts sont débattues dans la communauté scientifique : à certaines doses les opioïdes faibles ont les mêmes effets indésirables que les opioïdes forts, », ajoute le Pr Nadine Attal, algologue responsable de l’unité de prise en charge de la douleur chronique de l’hôpital Ambroise Paré (Paris). Dans le même esprit, la réduction de la durée de validité des ordonnances vise à améliorer le suivi. « Cela oblige à refaire un point régulièrement », plaide le Dr Bouquet.
Questionnements administratifs
Mais rien n’est parfait. Si les mesures annoncées par l’ANSM devraient logiquement améliorer la sécurité des patients, elles font aussi craindre aux professionnels un alourdissement supplémentaire de leur charge administrative. « Nous risquons de recevoir des ordonnances non conformes, qui engendreront une perte de temps importante, avec en plus des patients à dépanner », s’inquiète Félicia Ferrera-Bibas, Vice-Présidente officine de la Société française de Pharmacie clinique (SFPC). Et ce, alors que de plus en plus de médicaments doivent être prescrits sur ordonnance sécurisée, avec des durées de validité hétérogènes. « Les pharmaciens vivent dans un nuage de mesures censé favoriser le bon usage du médicament mais dans lequel on se perd », regrette Laura Cerminara, qui appelle à une harmonisation des conditions de dispensation « au moins des antalgiques de palier 2 ».
Mais l’ANSM se veut rassurante. « Les ordonnances émises avant le 1er décembre resteront valables toute leur durée de validité », promet Philippe Vella. Et pour favoriser l’adoption des nouvelles pratiques de prescription, « nous avons demandé aux laboratoires d’adresser aux prescripteurs et aux pharmaciens une lettre les informant de ces modifications », indique-t-il. De plus, d’après lui, la Haute Autorité de Santé (HAS) travaillerait, sur demande de l’ANSM, à l’élaboration de messages d’aide à la prescription et à la dispensation (messages SAM) – en vue d’une implémentation dans les solutions d’aide à la prescription ou à la dispensation.
À noter en outre des questionnements concernant l’utilité des ordonnances sécurisées à l’heure du déploiement des ordonnances numériques. « Malheureusement, les ordonnances numériques ne concerneront pas tout de suite l’hôpital et la téléconsultation, gros pourvoyeurs d’ordonnances falsifiées », explique Pierre-Olivier Variot, président de l’USPO.
Vers un accès trop limité au tramadol et à la codéine ?
Mais surtout, les mesures annoncées par l’ANSM pourraient impacter la prise en charge des patients douloureux. Des reports de prescription inadaptés vers les antalgiques de palier 2 contenant de la poudre d’opium – également addictogènes mais non concernés par le passage sur ordonnance sécurisée – pourraient ainsi apparaître. L’ANSM est d’ailleurs en alerte. « À ce stade, aucun signal particulier ne se dégage avec la Lamaline ou l’Izalgi, mais nous allons suivre de près les indicateurs de pharmacovigilance et de pharmacodépendance », déclare Philippe Vella. Des reports vers le néfopam (Acupan) pourraient aussi se dégager. Si la molécule ne compte pas parmi les opioïdes, le risque est que des prescriptions non conformes de formes injectables pour une utilisation per os se multiplient. D’autant que les tensions d’approvisionnement sur les comprimés de néfopam destinés à la voie orale persistent. « Ces produits ont été récemment mis sur le marché et leur mise à disposition sera progressivement stabilisée », assure Philippe Vella.
Et les prescripteurs pourraient renoncer purement et simplement aux antalgiques de palier 2. Certes, en ville, les médecins devraient rapidement s’adapter. « Les généralistes sont déjà habitués à prescrire des ordonnances sécurisées », avance le Dr Bouquet. Mais à l’hôpital, « les établissements de santé n’ont globalement plus l’habitude d’(en) utiliser », s’alarme le Pr Valeria Martinez, responsable de la Société française d’étude et de traitement de la douleur (SFETD), qui redoute une restriction excessive de l’accès aux antalgiques de palier 2. « Cela accroîtrait encore l’oligo-analgésie, qui se définit comme une sous-évaluation ou un sous-traitement de la douleur », détaille-t-elle. La prise en charge aux urgences, en péri-opératoire « et plus généralement dans toutes les situations nécessitant une prise en charge immédiate et efficace de la douleur » pourrait être particulièrement altérée.
En fait, certaines voix pointent une réponse administrative potentiellement excessive, ciblant trop le mésusage. Aux yeux de Felicia Ferrera-Bibas, « il aurait mieux valu une réponse humaine, plus adaptable et ciblant davantage la surconsommation d’antalgiques ».
Renforcer le rôle des pharmaciens
Au total, comme l’estime Yorick Berger, pharmacien à Paris, président de l’URPS des pharmaciens d’Île de France et vice-président de l’Association pour le bon usage du médicament (ABUM), « le passage sur ordonnance sécurisée du tramadol et de la codéine semble la méthode la plus appropriée pour limiter rapidement les abus et les mésusages, même si elle n’est peut-être pas la plus adéquate à long terme ».
Pour une amélioration durable de l’utilisation des antalgiques de palier 2, reste à s’attaquer à des difficultés et lacunes plus profondes : manque de centres de prise en charge de la douleur, défaut de formation des étudiants en médecine, absence d’évolution de l’arsenal thérapeutique. « L’opioïde de demain, sans risque addictif, n’existe toujours pas », insiste le Pr Attal.
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