Opioïde d’action centrale, le tramadol agit comme agoniste sur les récepteurs µ. Cependant, contrairement à la morphine, à l’oxycodone, à la codéine et à leurs apparentés, il inhibe de plus la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline, d’où une action antidépressive et psychostimulante intrinsèque et d’où, aussi, la diversité de l’iatrogénie associée à son usage.
Celle-ci comprend des signes d’imprégnation opioïde tels que les nausées et les vomissements, une dépression du système nerveux central, une dépression respiratoire et, surtout, une dépendance et une accoutumance d’installation rapide. Mais le traitement par tramadol induit également des signes ayant pour origine son action sur la neurotransmission sérotoninergique et noradrénergique : troubles de la conduction cardiaque, abaissement du seuil épileptogène (surtout à doses fortes mais aussi, plus rarement, à doses thérapeutiques, avec exposition à un risque de convulsions y compris chez un sujet sans antécédents comitiaux), syndrome d’hypersérotoninergie, effets psychiques euphorisants ou anxiolytiques vécus comme bénéfiques et contribuant à la dépendance, etc.
Une dualité pharmacologique
Cette dualité pharmacologique explique que les signes de sevrage cumulent ceux d’un sevrage d’opioïde à ceux d’un sevrage en inhibiteur de la recapture de la sérotonine. Ils s’observent rapidement lors de la suspension du traitement - voire lors d’une simple réduction posologique - et ce même si celui-ci respectait les doses recommandées par l’AMM et s’il avait été administré sur une période brève - ce qui fait que des patients persistent à recourir durablement à cet antalgique alors qu’il n’y a plus d’indication médicale. De plus, le tramadol est métabolisé par les enzymes CYP2D6 et CYP3A4 du cytochrome P450 (CYP) en dérivés actifs dont deux sont plus puissants que lui. Son action est donc influencée par la génétique CYP de l’usager : un métaboliseur lent le convertira peu alors qu’un métaboliseur rapide subira les effets les plus importants. De ce fait, des intoxications - parfois imprévisibles - et fatales sont très régulièrement signalées.
De plus, des effets iatrogènes « émergents » ressortent des observations. Ainsi, des méta-analyses révèlent l'existence d'un lien entre l'usage de tramadol et un risque hémorragique chez des patients traités par un antagoniste de la vitamine K : des études montreront si ce risque concerne également des patients traités par un anticoagulant oral direct. Des indices observationnels s’accumulent, suggérant un lien entre des perturbations du système opioïde physiologique et/ou des altérations dans la transmission sérotoninergique et la survenue de conduites suicidaires, ce qui soulève la question de l'impact du tramadol sur celles-ci.
De même, des cas d’hypoglycémies parfois sévères ont été associés l’an passé, chez des sujets non diabétiques, à l’action du tramadol. Enfin, cet antalgique, tendant à faire surestimer ses capacités et ayant une action euphorisante, est à l’origine d’accidents de la route et du travail - comme les autres opioïdes. Cela ressort de façon flagrante d’études réalisées en Afrique de l’Ouest où cet antalgique est consommé de façon massive et anarchique : pour s’en tenir à un exemple, il est impliqué dans 80 % environ des hospitalisations pour accident automobile au Cameroun, pays où, dans certaines villes un adulte sur deux en consomme régulièrement.
Participation à la « crise des opiacés »
Dans beaucoup de pays dont la France, des signalements rapportant un usage détourné du tramadol ont été rapportés dès le début des années 2010. Cet antalgique est par exemple l’un des acteurs avec le fentanyl et la méthadone de la « crise des opiacés » à l’origine de dizaines de milliers de morts aux États-Unis. Il est l’acteur principal de la crise du même type qui sévit au Proche-Orient et en Afrique tropicale. L’OMS a souligné en 2018 l’augmentation des problématiques d’addiction au tramadol dans le monde. En France, l’ANSM a tiré le signal d'alarme l’année suivante à l’occasion de la publication d’un rapport (« État des lieux de la consommation des antalgiques opioïdes et de leurs usages problématiques »).
Pour s’en tenir ici à l’Hexagone, les données d'addictovigilance acquises par voie d’enquêtes annuelles nationales sur la période 2013-2018 montrent que les usages problématiques du tramadol se sont banalisés alors que le nombre de sujets bénéficiaires d’une prescription de cette molécule restait stable (environ 5,9 millions, avec accroissement des monothérapies vs diminution des bithérapies tramadol/paracétamol), ceci après une augmentation des prescriptions ayant suivi l'arrêt de la commercialisation du dextropropoxyphène (Di-Antalvic) en 2011, le durcissement des règles d’accès à la codéine en 2017 et les suspicions à l'égard des AINS qui, elles aussi, ont restreint le champ des alternatives antalgiques.
Selon l’enquête DTA (Décès toxiques par antalgiques, 2018), le tramadol est en effet devenu, avant la morphine, le chef de file des opioïdes donnant lieu à usage problématique et dépendance. Ceci explique que le détournement d’ordonnances dans un contexte de nomadisme pharmaceutique ainsi que le nombre de boîtes ou d’unités de prise récupérées auprès de proches, achetées à des revendeurs ou en ligne soit en augmentation. Ainsi, selon l’enquête OSIAP (Ordonnances suspectes, indicateur d'abus possible), le nombre d’ordonnances suspectes comportant du tramadol a été multiplié par 1,7 entre les deux années, cet antalgique représentant, derrière la codéine, la deuxième molécule citée dans les ordonnances falsifiées présentées en officine (11,9 % d’entre elles).
Les principaux motifs de la consommation sont la recherche d’un effet anxiolytique et un enjeu récréatif. L’analyse de ces données révèle deux principaux profils d'utilisateurs : ceux ayant eu une prescription initiale pour une douleur puis qui ont développé une dépendance, et ceux qui en font un usage psychoactif non médical, principalement à visée récréative, anxiolytique ou sédative. Le premier profil expliquerait que le tramadol soit le premier opioïde responsable d’une dépendance et de décès dans cette population. Ainsi, selon les données d’OPPIDUM (Observation des produits psychotropes illicites ou détournés de leur utilisation médicamenteuse), le nombre d’usagers ayant recours à des soins d’addictologie et évoquant la consommation de tramadol a plus que doublé entre 2013 et 2018, passant de 0,37 % à 0,76 %. Le nombre de décès liés au tramadol est passé de 1,7 % en 2013 à 3,2 % en 2018 vs 4,5 % pour la morphine (enquête DRAMES, Décès en relation avec l'abus de médicaments et de substances) ; dans l’enquête DTA, le tramadol représentait sur 109 décès répertoriés 45 % des cas vs 29 % pour la morphine.
Vers une prescription plus contrainte ?
Pour ces raisons, l’ANSM a encadré il y a trois ans (15 avril 2020) les conditions d’utilisation de cette molécule indiquée, il faut le souligner, dans le seul traitement des douleurs modérées à intenses/sévères, exclusion faite des douleurs migraineuses. Il doit être prescrit sur la durée la plus brève possible : concrètement, sa prescription est limitée à 12 semaines, période au-delà de laquelle la poursuite du traitement impose une nouvelle ordonnance. Durant cette période, le traitement, initié à très faible dose, est régulièrement réévalué et ce dès deux semaines. La dose administrée doit être la plus faible possible pour éviter de majorer le risque de convulsions iatrogènes. De plus, la posologie doit être diminuée progressivement avant l’arrêt de traitement pour prévenir les signes de sevrage qui contribuent à pérenniser les prises.
Ces mesures ne semblent toutefois pas appliquées avec la rigueur requise car beaucoup de professionnels persistent à sous-estimer les risques associés aux opioïdes dits « faibles ». Le pharmacien joue un rôle actif dans la prévention du risque : face à une ordonnance portant le tampon de nombreuses officines, indice potentiel de nomadisme médical, ou face à un patient présentant de façon récurrente ou en avance, une même prescription de tramadol (comme d’un autre opioïde), il doit réagir en coordination avec le prescripteur.
Pourtant, force est de noter que les alternatives pharmacologiques ne sont pas plus adaptées et que le tramadol, prescrit avec pertinence, mérite une place dans l’arsenal antalgique. Alors, faudra-t-il contraindre plus les conditions d’accès à ce traitement et aller jusqu’à en faire un stupéfiant ? Au Danemark, depuis janvier 2018, le tramadol est soumis aux mêmes restrictions réglementaires de prescription que les opioïdes au potentiel d'abus reconnu de longue date (morphine, oxycodone, etc.). Idem au Canada depuis mars 2022. Et de tels exemples pourraient être multipliés. De plus, de façon transnationale, l’Agence mondiale antidopage a décidé d’inscrire cet opioïde sur la liste des produits prohibés en compétition, avec effet au 1er janvier 2024 : déjà interdit d’ailleurs par l’Union cycliste internationale depuis 2019, il est prisé des athlètes car il peut améliorer les performances physiques - une donnée qui n’est plus controversée depuis 2022.
L’amélioration pourrait venir d’une rigueur accrue dans les prescriptions et leur contrôle et au regard neuf que les professionnels pourraient porter sur le recours aux opioïdes aujourd’hui trop systématisé. Les recommandations publiées par la HAS en 2022 invitent à ne pas imaginer que ceux de ces antalgiques dits « faibles » seraient sans risques : cette appellation puise à une échelle de l'OMS adaptée aux douleurs nociceptives en cancérologie, non généralisable à tous les types de douleurs. Mais rien n’est acquis : le potentiel addictif du tramadol explique qu’il soit devenu un enjeu économique d’importance et les circuits illégaux seront toujours plus nombreux à en proposer.
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