SI LE RÔLE joué par la « malchance » s’avérait plus important que supposé dans la survenue des cancers, la prévention des facteurs évitables comportementaux et environnementaux aurait-elle lieu d’être ? Dans le fond, serait-il bien la peine de s’escrimer à ne pas fumer, à s’alimenter sainement ou à se faire vacciner ?
C’est l’idée, qui circule avec insistance depuis la forte médiatisation d’une étude américaine publiée dans « Science » sur l’effet de la « malchance » dans la survenue des cancers. Une interprétation qui a été qualifiée de « hâtive » et contre laquelle plusieurs associations de santé, la Fondation ARC (Association de recherche contre le cancer) en tête, mais aussi le Réseau environnement santé (RES), s’inscrivent en faux.
Pour Jacques Raynaud, président honoraire de l’ARC et conseiller scientifique, la publication ne dit pas que la prévention ne sert à rien, bien au contraire. « L’un des schémas illustre l’impact considérable de la prévention. Il existe des écarts de log sur la survenue des cancers en fonction de la présence de facteur de risque. C’est ainsi le cas pour le tabac dans les cancers du poumon, pour le virus HPV (human papilloma virus) dans les cancers de la tête et du cou ou encore pour le virus VHC dans les hépatocarcinomes. Ces constats militent pour le respect des règles de vaccination, de comportement et d’hygiène »,
explique-t-il.
Les mutations augmentent avec les divisions cellulaires.
Les auteurs, Cristian Tomasetti et Bert Vogelstein, chercheurs de l’université Johns Hopkins, l’écrivent eux-mêmes dans leur conclusion : « Pour les tumeurs déterministiques (liées à l’environnement ou à caractère familial) non héréditaires, (...) la prévention primaire pourrait avoir un impact majeur ». Certes, leur discours ne se limite pas là. Les chercheurs américains ont aussi montré, à l’aide d’un algorythme mathématique, que certains cancers trouvent plutôt leur origine dans la survenue de mutations aléatoires de l’ADN, lors de la division des cellules souches. Un phénomène que les auteurs nomment « l’effet stochastique ». Pour ces cancers où le hasard est prédominant, les auteurs expliquent en effet que « les mesures de prévention primaire ne vont vraisemblablement pas être efficaces » et que « la prévention secondaire doit être la priorité » de même que le diagnostic précoce.
Tout est parti de la question suivante : pourquoi certains tissus ont-ils une susceptibilité plus grande à développer des cancers ? L’hypothèse testée par les chercheurs est qu’il existe un effet du nombre de divisions des cellules souches. Plus un tissu se renouvelle, plus les cellules se multiplient, plus le risque de mutations aléatoires est important. Selon l’exemple donné par les scientifiques, dans le tube digestif, le risque de cancer peut varier d’un facteur de 24, entre l’intestin grêle et le côlon.
Un reflet du vieillissement.
D’après les données sur 31 types de cancers, les chercheurs ont montré que plus les cellules souches se divisent, plus le risque de mutations aléatoires est élevé et plus le tissu est susceptible de devenir cancéreux. Cette corrélation les a conduits à estimer que « seul un tiers de la variation du risque est attribuable aux facteurs environnementaux ou à l’hérédité ». Autrement dit, l’effet stochastique expliquerait à 65 % la différence constatée entre les tissus pour le risque de cancérisation. « Le nombre de divisions des cellules souches n’est rien d’autre que la traduction de l’âge biologique. C’est un reflet du vieillissement », soulignent-ils.
Le sein et la prostate mis hors jeu.
Là où les choses se complexifient est que le rôle du hasard s’est révélé particulièrement important pour les 9 cancers sous l’influence de facteurs environnementaux. Les chercheurs n’étaient pas surpris : « S’il existe un risque élevé de cancer pour ce type tissulaire en rapport avec le nombre de divisions cellulaires, on pourrait s’attendre à ce que les facteurs environnementaux ou héréditaires jouent un rôle plus important dans ce risque de cancer ».
De plus, il est très probable que l’effet du hasard soit surévalué dans l’étude américaine, qui n’est pas sans limites. « Les chercheurs ont pris en compte 31 types de cancers, quand il en existe plus de 200, rien que pour le sein, il en existe des dizaines », souligne Jacques Raynaud. De plus, les chercheurs ont exclu de leur analyse les cancers du sein et de la prostate, qui comptent parmi les plus fréquents. « C’est très surprenant que ces gros pourvoyeurs de nouveaux cas n’aient pas été pris en compte », poursuit le conseiller scientifique de la Fondation ARC. Les auteurs justifient ce choix par des données manquantes et controversées et par l’impact prévisible du facteur hormonal. Mais d’un avis unanimement partagé, les résultats auraient été différents. « Il devient maintenant impératif de creuser l’impact de l’âge biologique dans des cancers du sein de la prostate », insiste Jacques Raynaud.
Dans une tribune publiée dans « Le Monde », la sociologue Annie Thébaud-Mony souligne le fait que les chercheurs américains ont « extrapolé d’une corrélation à l’affirmation d’une causalité », comparant ce raisonnement « simpliste » à la corrélation possible entre l’utilisation des réfrigérateurs et l’épidémie de cancers sur la période 1950-1990, les deux courbes étant parallèles. Dans un communiqué, la Fondation ARC rappelle que « le cancer est une maladie complexe et multiforme, qu’il n’existe pas un, mais des cancers, aux origines diverses ». Jacques Raynaud précise ce point de vue et pointe du doigt ce que peut cacher le mot hasard. « L’une des façons de maîtriser la part du hasard est de limiter le nombre de carcinogènes. Les mutations "aléatoires" sont-elles si aléatoires que cela ? Plus on avance dans les découvertes, plus la part du hasard diminue. Il y a surtout un grand besoin de meilleures connaissances », conclut-il.
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