Dans toutes les communautés, et de surcroît les corporations, les jalousies et les luttes intestines sont monnaie courante. Carle Gessard, jeune pharmacien discret et modeste, sorti major de sa promotion du Val-de-Grâce, en fit les frais plus qu’aucun autre lorsqu’un beau jour, à force de recherches persévérantes, il réussit enfin à isoler un féroce bacille qu’il avait pu observer dans la couleur bleue du pus de certaines plaies. Étonnamment, cette découverte importante qu’il porta à la connaissance de ses confrères, au lieu d’être acclamée, fut aussitôt discréditée et méprisée par les communautés de pharmaciens et de médecins de l’armée, dérangées par la réussite de cette jeune tête chercheuse. Ce sont les mêmes qui n’avaient pas supporté que Pasteur se déplace jusque dans le laboratoire qu’occupait Carle Gessard au Val-de-Grâce pour l’encourager dans ses recherches. Pasteur avait en effet décelé chez ce pharmacien devenu apprenti bactériologiste, une graine à arroser de ses conseils.
Jalousies
La scène devenue célèbre se passa un jour de 1881. Voyant Pasteur arriver, le médecin-inspecteur s’empressa de prévenir l’État-major de l’École et tous les professeurs, curieux de connaître la raison de la venue improvisée du grand bactériologiste, et surtout persuadés que ce dernier venait pour les voir. Pasteur n’avait pas encore fait la découverte du vaccin contre la rage (qui interviendra en 1885) mais venait de mettre au point un vaccin contre le charbon des moutons et jouissait déjà d’une immense réputation due à ses recherches sur la fermentation et leurs répercussions économiques non négligeables. Or Pasteur ne prêta ce jour-là que peu d’attention aux pontes du Val-de-Grâce, leur lançant juste ceci : « Je suis seulement venu voir les cultures de M. Gessard et regrette le déplacement de ces Messieurs ! »
Quand on pense aux difficultés que Pasteur dut également affronter au cours de ses recherches antirabiques, alors qu’il ne pourra lui-même procéder aux piqûres sur les premiers patients - n’étant pas médecin lui-même - on peut aussi comprendre qu’il souhaitait peut-être garder une certaine distance vis-à-vis des autres corps scientifiques. Là encore, à l’instar du pharmacien, le chimiste n’a pas le droit de procéder aux actes réservés au seul médecin. À ce sujet, Gessard avait d’ailleurs dû emprunter un autoclave, indispensable à ses travaux, à un de ses seuls amis qui accepta de l’aider, alors que l’instrument, uniquement dédié aux laboratoires de bactériologie, lui avait été refusé malgré ses demandes à répétition.
En tout cas, il n’en faudra pas plus pour décider du sort de la carrière du pauvre protégé de Pasteur dont ce seul moment cristallisa toutes les jalousies, celle des médecins militaires à qui l’on venait justement de confier la charge des recherches en bactériologie au sein de laboratoires spéciaux, et celle des pharmaciens militaires qui virent d’un mauvais œil un de leurs collègues s’aventurer sur le terrain de la biologie, alors qu’il aurait dû, comme c’était l’usage, se cantonner à la biochimie et à la bromatologie. Guerre de pouvoir, de reconnaissance et de castes, guerre aussi de domaines de compétence réservés entre le médical et le pharmaceutique. Carle Gessard venait de franchir la ligne rouge sans le savoir, inconscient de la tempête scientifique qui pouvait s’abattre contre lui. Il n’en réchappera pas.
Exil
S’il put tout de même donner un temps son nom à sa fameuse découverte bleue, le bacille pyocyanique, renommé « bacille de Gessard », fut par la suite débaptisé ! On lui préféra le nom scientifique de « pseudomonas aeruginosa ». Une fois de plus, la roue du sort ne fut pas en faveur. Et, suite au passage très commenté de Pasteur, il fut comme par hasard nommé l’année suivante au corps d’occupation de Tunisie, à Sétif, où il restera cinq ans, probablement aussi parce qu’il avait déjà l’expérience d’une mission semblable en Algérie, à Médéa, accomplie quelque temps après la fin de ses études. Mais ce départ ressemble bien plus à une mise en exil. Pasteur le comprit d’ailleurs parfaitement puisqu’il voulut intervenir en personne auprès du ministre de la Guerre pour faire annuler cette mutation. Mais Gessard s’opposa à cette intercession. Pasteur voyait alors s’éloigner à regret une collaboration qu’il aurait souhaitée. Quelle direction aurait pris la carrière du jeune pharmacien s’il avait accepté l’aide du plus grand scientifique de l’époque ? À Sétif, il se retrouva à un poste sans aucun matériel scientifique, sous les ordres d’un médecin plus jeune que lui… Une vraie humiliation qu’il subit pourtant sans broncher.
Carle Gessard ne réinvestira le Val-de-Grâce qu’en 1892, puis rejoindra l’hôpital militaire de Lille en 1898. Au même moment, un des plus fidèles de Pasteur, le médecin militaire Albert Calmette qui venait de fonder l’Institut Pasteur de Lille, l’invita à le rejoindre pour poursuivre enfin ses recherches avec une tranquillité qu’il n’avait jamais connue auparavant. Gessard officiera aussi à l’Institut Pasteur de Paris, continuant ses recherches et ses publications sur son bacille et sur ses différentes variations. Notons que notre pharmacien avait soutenu une thèse de médecine en 1882 à ce sujet, suite à sa découverte, thèse qui ne permit pas apparemment son acceptation ultérieure au sein du corps des médecins militaires. Il ne s’arrêta jamais de travailler jusqu’à sa mort, en 1925, œuvrant pendant la Grande Guerre pour lutter contre l’infestation des poux dans les tranchées en confectionnant des sachets imprégnés d’un mélange d’insecticides que les poilus devaient portés sous leurs vêtements.
Pharmacien et bactériologue jusqu’au bout, il finit par tracer sa route dans le sillon protecteur de la grande « famille » Pasteur, à l’ombre rassurante d’Émile Roux qui le prit à son tour sous son aile. Il finit finalement à sa place, là où il devait être, au milieu de cultures de microbes et d’hommes de sciences, bien au chaud dans un laboratoire, loin des querelles qui avaient entaché ses débuts.
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