Aujourd’hui, lorsqu’on s’assoit devant les trois ensembles monumentaux qui constituent l’incroyable retable d’Issenheim au musée Unterlinden de Colmar, on a du mal à imaginer que ce privilège était autrefois réservé aux membres du clergé et aux malades souffrant de la maladie de l’ergot de seigle. Mais le choc est le même. La Joconde de l’art allemand ne laisse aucun regard indifférent.
Réalisé entre 1512 et 1516 par le peintre allemand Matthias Grünewald et le sculpteur Nicolas de Haguenau, ce chef-d’œuvre a fasciné pendant des siècles, attisant les convoitises – plusieurs rois et puissants ont voulu l’acheter – ou faisant naître les plus belles pages de la littérature sous la plume enflammée de Joris Karl Huysmans au XIXe siècle : « Là, dans l’ancien couvent des Unterlinden, le polyptique de Grünewald surgit dès qu’on entre, farouche, et il vous abasourdit avec l’effroyable cauchemar d’un calvaire. »
Le mal des ardents
Ce calvaire, c’est celui du Christ, dont le corps sans vie sur la croix apparaît jaune bilieux, entièrement meurtri de plaies. Image saisissante d’une agonie au paroxysme de la souffrance, accentuée par un fond désespérément noir. Mais ce calvaire, c’est aussi celui des nombreux malades qui défilèrent devant cette peinture (la première visible lorsque le retable est fermé) qui les renvoyait à leur propre souffrance, celle du mal des ardents (du nom des brûlures que l’on ressent aux extrémités des membres), aussi appelée feu de Saint Antoine, une maladie terrible qu’on ne savait pas soigner au XVIe siècle ; pire, on ne savait pas encore en déterminer la cause. Elle embrasait le corps, jusqu’à le déformer, au point de devenir dans un état semblable au personnage représenté dans le coin gauche du volet montrant L’Agression de Saint Antoine : un corps couvert de pustules, le ventre gonflé, la tête violemment rejetée en arrière, en proie à des convulsions. La maladie personnifiée dans le feu des enfers. Ces symptômes étaient bien ceux du mal des ardents qui pouvait revêtir deux formes : la convulsive, reconnaissable au dérèglement du système nerveux, aux nombreux spasmes, à la survenue d’hallucinations et de troubles psychologiques sévères (ce qui a souvent favorisé l’accusation de sorcellerie ou de possession démoniaque), et la gangréneuse, caractérisée par la naissance d’ulcères sous la peau et l’apparition d’une gangrène sèche impliquant souvent le recours nécessaire à la chirurgie.
Dans le petit village alsacien d’Issenheim, au XVIe siècle, le couvent des Antonins accueillait les malades, souvent pris en charge par quatre chirurgiens qui pratiquaient régulièrement l’amputation. Les membres découpés étaient alors exposés comme des ex-voto à la vue de tous. Mais avant d’en arriver à cette extrémité, un espoir de guérison, ou plutôt de soulagement, pouvait se trouver dans le vinage, une potion composée de vin (dans lequel on avait préalablement trempé les reliques du saint) et de plantes médicinales anesthésiantes et vasodilatatrices comme le petit et le grand plantain, la véronique, le pavot, la gentiane, la verveine sauvage ou l’ortie blanche. Quelques-unes de ces plantes sont visibles sur le panneau peint du retable qui montre la rencontre de Saint Antoine et de Saint Paul. Un autre remède – moins sacré celui-ci – était préconisé pour les plaies superficielles. Fabriqué par les religieux hospitaliers, le baume de Saint Antoine mélangeait plantes médicinales (feuilles de choux, de bettes, de laitue, plantain, sureau, tussilage, orties, ronces…) et substances grasses telles que le saindoux, la cire ou l’huile d’olive.
Pains « hallucinogènes »
Ce n’est qu’à la fin du XVIe siècle que le rapprochement a été fait entre l’ergot de seigle et le mal des ardents. La cause de la maladie ? Un champignon qui infecte le seigle et produit une intoxication alimentaire. Un des premiers à avoir identifié scientifiquement l’ergot, c’est-à-dire l’excroissance sur l’épi de la céréale, est le botaniste et docteur en pharmacie français Denis Dodart au XVIIe siècle. C’est ensuite au XIXe siècle, le botaniste suisse Alphonse De Candolle qui identifia le champignon toxique. Cependant, malgré cette avancée, la maladie resta difficile à éradiquer pendant longtemps car les mauvais pains « hallucinogènes » étaient nombreux mais valaient mieux encore que la famine. De nombreux témoignages, écrits et peints, décrivent ce mal atroce, comme Pieter Brueghel dans son tableau Le Mal des Mendiants, daté de 1568 et visible au Louvre. Encore récemment, alors que les progrès de l’agronomie ont pratiquement fait disparaître la contraction de la maladie, certains cas d’ergotisme ont été recensés dans les pays peu développés, comme en Éthiopie en 2001 par exemple.
Plus on avança dans la connaissance de l’ergot de seigle, plus les découvertes furent importantes au niveau thérapeutique. Un pas significatif est franchi avec le chimiste suisse Arthur Stoll, fondateur de la branche pharmaceutique de Sandoz (aujourd’hui Novartis) avant qu’il ne devienne le PDG de l’entreprise. En 1918, il isole l’ergotamine, premier alcaloïde issu de l’ergot de seigle qui permet du même coup de créer des médicaments efficaces et maîtrisés notamment dans le traitement des hémorragies de la délivrance et des migraines. Dans la foulée, il isolera d’autres principes actifs dérivés de la céréale, dont le plus connu est le 25e, le LSD (avec le chimiste Albert Hofmann), substance psychotrope dont les effets rappellent les crises hallucinatoires que les malades de Saint Antoine subissaient.
Campagne de restauration
La chimie moderne a fort heureusement remplacé le pouvoir du bon Saint Antoine, reconnaissable à sa longue barbe et à son bâton en forme de tau, allusion aussi à la béquille des malades. Il reste que l’immensité du retable d’Issenheim est à la dimension du mal des ardents, qui fut un des plus grands fléaux de l’époque médiévale, aux côtés de la peste. Aujourd’hui, le chef-d’œuvre est en passe de retrouver tout son éclat d’origine, grâce à une campagne de restauration qui devrait durer quatre ans.
Le retable d’Issenheim est conservé au musée Unterlinden de Colmar. Sa restauration se fera en grande partie devant le public, in situ, à partir de la fin du mois de septembre.
Pour soutenir la restauration du retable, le musée d’Unterlinden lance une campagne de crowdfunding via son site internet : mecenat.musee-unterlinden.com
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