Histoire de la pharmacie

Stupéfiantes ! Images des drogues, de l’opium au LSD

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Publié le 23/10/2017
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C’est à travers un beau livre illustré que l’historienne Emmanuelle Retaillaud offre une plongée dans l’histoire des drogues, servie par une sélection d’images rassemblées par le collectionneur Aymon de Lestrange. Page après page, de clichés en imageries populaires, les vapeurs de fumées opiacées procurent petit à petit un sentiment double, de fascination et de malheur.
couverture

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Crédit photo : Caroline Victor-Ullern

Les contrebandiers d'opium 1942-1946

Les contrebandiers d'opium 1942-1946
Crédit photo : Aymon de Lestrange /Bridgeman Images / Droits réservés

photo fumeur opium

photo fumeur opium
Crédit photo : Aymon de Lestrange / Bridgeman Images

photo chinois opium

photo chinois opium
Crédit photo : Aymon de Lestrange/Bridgeman Images

Aymon de Lestrange est déjà connu pour ses recherches sur Angelo Mariani, pharmacien corse et inventeur des vins du même nom à base de plante de coca. Mais ici, on a affaire à une collection beaucoup plus large d’images anciennes nous permettant de mieux comprendre la place qu’occupait l’usage des drogues exotiques dans l’imaginaire occidental du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Durant cette période, les drogues venues d’Orient ou d’Asie firent l’objet de nombreuses représentations graphiques et de sidérantes descriptions littéraires, jusqu’à construire des romans fantasmés venus des lointaines colonies dont s’emparera bientôt la presse policière ou à scandale. Alors que, dans le même temps, les progrès de la chimie sont fulgurants avec l’isolation des alcaloïdes issus des mêmes drogues et dont l’usage thérapeutique s’avère d’une efficacité sans précédent.

Le Chinois opiomane, stéréotype de l’imagerie populaire

Jusque dans l’espace public, campés sur des affiches publicitaires, des cartes postales ou des couvertures de magazines, les figures du Chinois opiomane et de l’Orientale fumant le narguilé, dans une pose alanguie, le corps à demi-nu, deviennent les stéréotypes d’une iconographie qui plaît au regard occidental, à la fois curieux et méfiant. Quelles sont ces drogues inconnues qui semblent entraîner l’esprit vers de délicieux paradis artificiels ? À moins qu’elles ne soient uniquement la cause de délire, neurasthénie ou autre spleen de l’esprit… L’expérience se tente toutefois. L’appel de l’ailleurs, de l’exotisme, est trop fort. Avec les Empires coloniaux, l’accès à l’opium asiatique et au chanvre indien devient d’un seul coup plus facile, accompagné de multiples fantasmes, souvent érotiques. Une grande partie des images collectionnées par Aymon de Lestrange montre des fumeries d’opium mystérieuses et attractives, d’un certain confort, alors que, en général, ces lieux ne s’apparentaient qu’à des bouges, témoins de tragédies humaines.

La littérature de l’opium

De New York à Shanghai, en passant par l’Angleterre et la France, le haschich et l’opium deviennent des plaisirs récréatifs dont on ne perçoit pas tout de suite les effets dévastateurs. Au XIXe siècle, le mot drogue n’est pas encore synonyme de psychotrope dangereux ou de substance illicite. On a toujours à l’esprit l’innocent laudanum, à base de suc de pavot, à l’effet antalgique. Ces drogues deviennent rapidement l’alibi idéal de la domination coloniale ainsi qu’une mode dont s’emparent les esprits contestataires et décadents. Elles viennent au secours de l’artiste maudit, de l’écrivain en mal d’inspiration ou du dandy en quête de sensations fortes. En 1844 à Paris, l’aliéniste Jacques Moreau de Tours fonde le « Club des Hachichins » qui rassemble, sur l’île Saint-Louis, en l’hôtel de Pimodan, la fine fleur des intellectuels : Charles Baudelaire, Théophile Gautier, Eugène Delacroix ou Alexandre Dumas s’adonnent à des fantasias, soirées où l’ouverture d’esprit est favorisée par la consommation de haschich et d’opium. De là, naîtra une « littérature de l’opium », largement illustrée, dont un des précurseurs est l’Anglais Thomas de Quincey avec ses célèbres « Confessions d’un mangeur d’opium » (publiées à Londres en 1821 et traduites par Musset en 1828). Seront ensuite publiés des romans au titre évocateur tels « Propos d’un intoxiqué », « Fumée d’opium », « L’Opium à Paris », « Les Asservis », avec autant d’illustrations suggestives. Un siècle plus tard, le magazine « Détective » titrera, le 30 mars 1933, « Usines de rêve » avec ce chapeau : « Des milliers de damnés n’ont plus foi au miracle des poisons. Mais la mortelle extase de l’héroïne, fille perfide de l’opium, a peu à peu supplanté la subtile ivresse du Dieu des ténèbres. »

Morphine et morphinomanie

« Le postulant des paradis artificiels peut consommer d’emblée ses fiançailles avec la Mort. » Cette phrase qui fait froid dans le dos est de Laurent Tailhade, pamphlétaire de la fin du XIXe siècle qui, comme nombre de ses contemporains, a voulu écrire sur son expérience des drogues. Dans « La Noire idole, étude sur la morphinomanie », sa plume fleurie et acerbe taille en pièces l’usage de la morphine, dénonçant une pratique au début délicieuse, mais qui devient bientôt « un cachot d’où le prisonnier ne s’évadera qu’au prix d’exécrables douleurs ». Lancé comme un cri d’alarme, ce récit veut alerter sur une mode terrifiante qu’on ne sait pas guérir.

C’est pourtant à cette époque que l’industrie pharmaceutique commence à produire de la morphine à des fins thérapeutiques, antidouleur révolutionnaire qui n’empêche pas la figure du « morphinomane » de se répandre dans l’aristocratie et les cercles d’intellectuels. Et les questions quant à l’addiction commencent à se poser. Le livre d’Emmanuel Retaillaud montre comment les premières années du XXe siècle véhiculent toujours des images séduisantes sur les effets bénéfiques des trois plantes miraculeuses que sont la coca, le chanvre et le pavot. Les boissons toniques de la Belle Époque remportent un grand succès auprès du public dont se délectent les campagnes publicitaires. Chose aujourd’hui impensable, ou seulement à des fins artistiques, les affiches montrent la culture du pavot dans les champs ou un adorable bambin s’endormant dans une feuille de pavot.

Si le mot drogue signifia pendant longtemps remède, aujourd’hui le terme est synonyme de stupéfiant. Petit à petit, en effet, on prit conscience que le toxicomane était un malade à soigner et que la chimie moderne venait de créer des médicaments pouvant être des « poisons modernes », faute d’encadrement. Et dans le même temps, les images se firent moins séduisantes et moins douces. Seringues, overdose et scènes de crime remplacent l’esthétique botanique et exotique du XIXe siècle. La Morphinée, femme névrosée aux formes Art Nouveau, laisse place à la garçonne de l’entre-deux-guerres, consommatrice de poudre blanche. Dans les années 1950, l’iconographie reflète crûment les problèmes de société.

Visions de rêve ou de cauchemar, l’histoire des drogues a laissé un abondant corpus d’images et d’écrits que l’on redécouvre aujourd’hui, osons le dire, avec délectation, parfois stupéfaction. Aventure scientifique, romans de gare, films ou photographies, la drogue fournit toujours de bonnes histoires : la plus belle est pharmaceutique, la plus terrible est celle de la toxicomanie.

À lire et regarder : Emmanuelle Retaillaud, « Stupéfiant, l’imaginaire des drogues de l’opium au LSD », éditions Textuel, 39 €. Sortie le 18 octobre 2017.

Julie Chaizemartin

Source : Le Quotidien du Pharmacien: 3382