Samir Boumediene est chargé de recherches au CNRS, spécialisé en histoire de la médecine et des plantes. Au-delà du voyage que le lecteur accomplit dans les différentes régions des Indes occidentales, son étude s’applique à montrer les appropriations et les transmissions d’un certain savoir pharmaceutique exotique vers le Vieux Continent et toutes les conséquences économiques, sociales et politiques qui en ont découlé.
Lorsque Christophe Colomb débarque à Guanahani, le 19 octobre 1492, il cherche d’abord les plantes qu’il connaît comme la cannelle, le poivre ou le mastic, ainsi que les épices et l’or promis. Il se dit intrigué par des plantes « différentes » que les conquistadors vont, dans un premier temps, se refuser à utiliser. Par peur de l'inconnu ? Pas uniquement, car les indigènes vont aussi s’empresser de garder secrètes certaines plantes qui font partie de leur culture et de leurs rites, tel que le peyotl, par exemple. Mais bien vite, pour Cortés et ses acolytes, la connaissance des remèdes locaux devient un enjeu militaire majeur.
Le bois de gaïac pour guérir la syphilis
La Couronne espagnole, aidée par l’Inquisition, comprend vite que le savoir médicinal est aussi précieux que les mines d’or et d’argent. S’approprier ce savoir c’est en effet pouvoir guérir et survivre, des blessures d’abord, mais aussi de la syphilis, le mal de ces régions d’Amérique que les Espagnols attrapent auprès des Indiennes et qu’ils ramènent en Europe. À partir de ce moment-là, les drogues exotiques vont entamer leur grande traversée de l’Atlantique, notamment le bois de gaïac antillais qui va inonder les hôpitaux de Séville, Rome ou Valence, qui commencent à pratiquer l’enfermement des malades. Parfois même, des quartiers entiers sont fermés pour y garder les syphilitiques, comme le quartier de la Petite-France à Strasbourg. En 1519, à Augsbourg, Ulrich Van Hutten écrit un court traité qui édicte la première recette du bois de gaïac à la sauce occidentale, cependant vite remis en cause par Paracelse qui prône, de son côté, le mercure.
L’auteur montre comment la demande croissante de ces nouvelles plantes implique qu’elles vont passer du statut de plantes locales indigènes sans grande valeur à celui de marchandises recherchées, concurrentes directes des plantes orientales. Mais leur arrivée massive engendre aussi des faits auxquels on pense moins : les tests effectués sur des cobayes humains, toujours des pauvres et des indigents. Eux ne disent rien, ils sont pour ainsi dire sacrifiés au nom de la science, comme le sont les Indiens au nom de la colonisation. Car le drame de la conquête du « Nouveau Monde » c’est le processus d’acculturation qui entraîne un grand nombre de massacres. Les conquistadors et l’évangélisation brutale tuent. Et paradoxalement, c’est l’inquiétude face à autant de morts qui fait soudain apparaître une prise de conscience, celle de pacifier les Indes occidentales pour en tirer profit. Ainsi, les Espagnols, à partir de 1570, décident d’étudier scientifiquement le « Nouveau Monde » et d’y installer un réseau d’hôpitaux pour soigner les indigènes. Une manière plus douce de prendre le contrôle politique et religieux d’une région.
L’expédition de Francisco Hernandez
Ce n’est pas la plus connue mais bien une des premières grandes expéditions scientifiques de l’histoire. Elle est conduite par le médecin de Philippe II d’Espagne, Francisco Hernandez, qui a pour mission d’inventorier les remèdes utilisés par les Indiens. Il part en 1569 et passera sept ans à tenter d’établir une pharmacopée américaine. Petit à petit, la casse, le gaïac, la caragne, le tacamaque et le baume de Tolù sont vendus à Séville, Madrid, Valladolid, Exeter, Barcelone, Augsbourg, Rome ou Amsterdam. Ils sont associés à des sirops cordiaux, des emplâtres, des électuaires ou du sirop de rose et contribuent ainsi à transformer la pharmacopée européenne. De la même manière, le tabac et le chocolat entrent dans la société européenne mais deviennent, eux, plutôt des substances récréatives que des médicaments. On sait désormais ce qui n’est pas poison, ce qu’on peut avaler et à quelle dose. Les apothicaires jésuites n’y sont pas pour rien dans cette nouvelle circulation des savoirs pharmaceutiques. Bien implantés dans les Indes, c’est par leur intermédiaire que l’ipécacuanha qui soigne les diarrhées et le quinquina fébrifuge, surnommé « l’écorce des jésuites », sont repérés.
La mystérieuse découverte du quinquina
L’histoire du quinquina est une des plus rocambolesques de l’histoire pharmaceutique et Samir Boumediene se livre à une véritable enquête - pour en retrouver l’origine aux Indes au début du XVIIe siècle - qui s’apparente, écrit-il, à « un jeu de piste dans des sources éparpillées entre Santiago de Chili, Lima, Quito, Séville, Madrid ou Rome ». On sait que l’écorce est d’abord décrite par un jésuite, un missionnaire augustin et un marchand génois qui ont tous les trois vécus en Amérique. Mais ont-ils vraiment vu l’arbre du quinquina ? Il est en tout cas avéré que cette écorce, une fois pulvérisée et diluée dans une boisson, a un effet magique pour guérir les fièvres intermittentes qui font à l’époque, en Europe, bien plus de ravages que la peste. S’approprier cette plante miraculeuse s’apparente donc à se doter d’une véritable arme politique. C’est pour cette raison que les Espagnols désignent l’arbre du quinquina comme la propriété exclusive du roi. Il semble que ce soit l’apothicairerie du collège San Pablo de Lima qui diffuse l’écorce aux quatre coins du Pérou. Et c’est en 1645 que l’on retrouve sa trace à Séville, apportée par le frère Pedro Salinas. Rapidement, les effets guérisseurs du quinquina sont reconnus, et même si une controverse médicale naît à son sujet, l’écorce remporte un vif succès dans toute l’Europe. Le livre nous emmène en France, en Angleterre et jusque dans les Flandres. On y découvre une quête médicale qui prend des allures de guerres d’espionnage entre les différents pays européens. Et, à toutes les pages, on rencontre des apothicaires, des médecins et des guérisseurs qui ont participé, chacun à leur manière, à une pratique nouvelle de la pharmacie grâce à l’apport des drogues du « Nouveau Monde ». Un éclairage tout à fait intéressant sur le fait que l’histoire de la pharmacie et de la botanique a eu un impact économique et politique beaucoup plus grand que ce qu’on peut imaginer.
À lire : Samir Boumediene, « La Colonisation du savoir. Une histoire des plantes médicinales du Nouveau Monde » (1492-1750), Les éditions des mondes à faire, novembre 2016, 480 p., 24 €.
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