Près de 10 millions de Français ont eu une prescription d’antalgique opiacé en 2015. Entre 2006 et 2017, la prescription d’opioïdes forts a augmenté d’environ 150 % et celle des opioïdes faibles est restée stable. Mais le retrait du dextropropoxyphène en 2011 a engendré l’augmentation de la consommation des autres opioïdes faibles, en particulier du tramadol. Entre 2006 et 2017, cette molécule devient alors l’antalgique opiacé le plus consommé (forts et faibles confondus) avec une augmentation de plus de 68 %.
« Le retrait du dextropropoxyphène (antalgique de niveau II) a créé de nouvelles habitudes de prescription. Les médecins ont reporté leurs ordonnances vers d’autres antalgiques de niveau II, notamment le tramadol », affirme le Pr Alain Serrie, chef du service de médecine de la douleur et de médecine palliative à l’hôpital Lariboisière. De fait, les alternatives au dextropropoxyphène ne sont pas pléthores. Les prescripteurs peuvent opter pour les associations tramadol/paracétamol ; le tramadol seul ; les associations poudre d’opium/paracétamol/caféine ; la codéine seule ou encore, les associations codéine/paracétamol. Mais en réalité, la fenêtre de prescription est encore plus réduite puisque la codéine ne peut être prescrite chez l’enfant, en raison de risques respiratoires graves. « De même, nous évitons l’utilisation de la codéine chez l’adulte et le sujet âgé car elle provoque un ralentissement important du transit. Cette limitation de la codéine en France a laissé la porte ouverte au tramadol, prescrit de façon large et disproportionné par rapport à la demande », souligne le Pr Serrie. L’engouement pour le tramadol s’explique également par le fait que cette molécule est non seulement efficace sur les douleurs par excès de nociception, mais aussi, sur les douleurs neuropathiques. Car elle agit à la fois sur les récepteurs opiacés mu, sur les voies noradrénergiques et sérotoninergiques. « Le tramadol est une solution assez souple pour le prescripteur qui rencontre des difficultés à caractériser le type de douleur ou qui fait face à une douleur mixte (par excès de nociception et neuropathique). Au final, il sait que cette molécule sera efficace sur les deux types de douleur », explique le Pr Serrie.
Tramadol et opioïdes de niveau III : un même risque d’accoutumance
Or le tramadol entraîne un risque important d’accoutumance et cela, dès 100 mg par jour. Dans ce cas, le patient est souvent tenté d’augmenter les doses pour obtenir l’effet antalgique initial. Certains patients détournant également l’usage du tramadol, recherchant l’aspect euphorisant ou anxiolytique des opiacés. La dépendance, quant à elle, se révèle à l’arrêt du traitement : le patient subit un syndrome de sevrage et il risque de reprendre le médicament alors que celui-ci n’est plus utile (par exemple, lorsque les douleurs ont disparu).
La crise des opiacés, aux États-Unis - liée notamment à la politique de promotion agressive de l’antalgique OxyContin, par le laboratoire Purdue – a mis en exergue les problèmes potentiellement graves liés à l’accoutumance et à la dépendance aux opiacés. « En France, la situation n’a rien de comparable avec celle des États-Unis. La surconsommation du tramadol est liée au fait qu’il n’y a plus beaucoup de place pour d’autres antalgiques de niveau II », assure le pr Serrie. Ce constat a été source de questionnements parmi les experts. Est-il possible de prescrire un antalgique de niveau III à un patient dont l’intensité de la douleur implique plutôt un antalgique moins fort, de niveau II ? Y a-t-il autant ou plus de risque à prescrire un antalgique de niveau III plutôt que le tramadol ? Outre les douleurs cancéreuses, les opiacés sont indiqués dans les douleurs résistantes aux autres classes pharmacologiques, notamment dans celles par excès de nociception dont l’intensité est supérieure à 3 (sur 10) sur une échelle d’évaluation de la douleur. Pour les douleurs dont le niveau est compris entre 3 et 6, les médecins optent pour les opioïdes de palier II (et, au-delà de 6, pour ceux du palier III). La prescription d’antalgiques de niveau III doit s’effectuer dans le cadre d’une structure pluridisciplinaire, en établissant un projet et un contrat avec le patient (limitations de doses et durée de traitement). « Dans le cadre de douleurs modérées, les prescripteurs utilisent, de préférence, les antalgiques de niveau II car ils se disent que ce ne sont pas des opiacés forts et pensent qu’ils provoqueront moins d’effets indésirables ou de complications. Or c’est une erreur : nous savons, aujourd’hui, que les opioïdes de niveau II engendrent autant de risque d’accoutumance que ceux de niveau III. D’ailleurs, dans le cas de douleurs liées au cancer, les experts sont unanimes : il vaut mieux prescrire des antalgiques de niveau III à faible dose que ceux de niveau II, à doses fortes », note le Pr Serrie.
Vers une prescription personnalisée et sécurisée
Pour limiter le risque d’accoutumance, de dépendance et de mésusage du tramadol, l’ANSM en a limité la prescription à une durée maximale de 3 mois, depuis le 15 avril dernier. « C’est une sage décision car cela invite le prescripteur à ne pas prescrire le tramadol, de façon trop systématique. Aujourd’hui, pour éviter de prescrire le tramadol, les médecins optent (selon le type et l’intensité de la douleur) soit pour les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS), soit pour les associations comportant de la poudre d’opium, soit pour les opiacés de niveau III. Or, contrairement au tramadol, ces derniers ne peuvent être prescrits au long cours », rappelle le Pr Serrie.
Enfin, un autre problème se pose avec le tramadol. De fait, tous les patients ne sont pas sujets aux effets indésirables et, notamment, à l’accoutumance liée à cet opioïde. « Certains patients observent des effets indésirables (perte de connaissance, somnolence, troubles du transit, douleurs musculaires) dès la première prise de tramadol. Tandis que d’autres n’en présenteront aucun et ne seront pas sujets à l’accoutumance », précise le Pr Serrie. Aujourd’hui, il n’existe aucun moyen de prédire ce risque. « En collaboration avec le service de médecine interne de l’hôpital Lariboisière et dans le cadre d’un programme hospitalier de recherche clinique (PHRC), nous comptons mener un projet pour établir les éléments prédictifs d’effets indésirables du tramadol. Cela nous permettra, à terme, de sélectionner les patients qui pourront bénéficier de cette molécule sans risque et d’écarter ceux qui risquent l’accoutumance, la dépendance et d’autres effets indésirables », indique le Pr Serrie.
En attendant, le pharmacien a un rôle important à jouer en matière d’observance du traitement chez les patients sous tramadol. Car le patient pousse bien plus souvent la porte de l’officine que celle du cabinet médical ou de l’hôpital. « Le pharmacien peut donc dépister une accoutumance au tramadol de façon bien plus précoce que le médecin. Pour cela, il dispose d’un questionnaire rapide : le POMI (Prescription Opioid Misuse Index) permettant d’identifier les patients développant une pharmacodépendance aux opïoides, en moins d’une minute », conclut le Pr Serrie.
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